Le long voyage
— En arrivant au port,
Nous découvrirons sur le quai une multitude de gens :
Hommes à casquette, femmes en foulard, enfants turbulents,
Monde bigarré dans l’éclat d’un jour de printemps.
— Lorsque notre péniche aura abordé,
Que par de solides attaches elle sera amarrée,
L’on jettera en travers du bastingage
Une planche reposant à l’autre bout sur les pierres du quai
Et qui fera usage de passerelle.
— Plein de fierté de nous avoir mené à destination
Notre capitaine se lancera dans un bref, mais beau discours
Dans lequel il n’oubliera pas de louer notre courage
Et de vanter ses mérites.
— Puis, il nous embrassera chacun comme l’un de ses enfants.
L’œil humide et le visage marbré d’une secrète tristesse
Pourtant visible malgré le burinage de sa peau de loup des mers
Qui lui conférait un masque habituellement si impassible.
— Viendra l’instant de l’adieu et celui où il nous tournera le dos
Avant de disparaître englouti par une écoutille.
— Sur le quai, serrés en troupeau, nous déambulerons à pas hésitants,
Entre les pêcheurs bruyants et les acheteurs loquaces
Eux-mêmes regroupés au milieu de caisses entassées emplies de poissons.
— Ceux-ci, aux écailles encore brillantes, nous regarderons de leur œil rond
Sans même un frémissement de barbillon.
— En s’apercevant de notre présence, l’on s’en étonnera.
Et quand on viendra à nous poser la question sur l’endroit d’où nous venons,
Et que nous aurons répondu sans mentir,
— Un murmure parcourra l’assistance.
— Les monts, ici, pays plats à l’infini seront mystères,
Matières à contes, lieu que l’on gravit en rêves.
— Cependant, la surprise passée, nous redeviendrons de simples voyageurs.
Alors, chacun retournera à ses mercantiles occupations,
Nous abandonnant à l’indifférence.
— Là, surgissant d’on ne sait où,
Apparaîtra un gros bonhomme à vareuse portant galons d’or.
Il nous saluera et montrant du doigt un grand navire à hauts mâts
Ensommeillé au centre de la rade,
Il nous révèlera en être le pompeux amiral
Et que son vaisseau et lui étaient en attente de notre venue.
— Des chaloupes menées par des matelots nous porteront à bord.
— Aussitôt, se mettant à la barre, l’amiral donnera ses ordres.
— L’ancre remontera des profondeurs avec un bruit de raclements de chaîne
Et les voiles seront déployées donnant au bâtiment toute sa majesté.
— Alors, poussé par un vent de terre, il s’avancera vers l’horizon fuyant
Pendant que notre cœur battra d’excitation.
— Laissant derrière nous la côte,
Nous n’en verrons bientôt plus qu’un mince liseré
Avant qu’elle ne se noie sans se débattre dans la masse de l’océan.
— Commencera le voyage
Dans le bruit des clapotis de l’eau fendue par la proue,
Les craquements du bois, le claquement des voiles, le murmure du vent.
De grands oiseaux blancs, intrépides et criards
Nous escorterons encore un temps avant de décider d’un demi-tour.
Dès ce moment, nous serons seuls.
— Notre fier navire deviendra alors si étroit au regard de l’immensité
Que nous ne pourrons nous empêcher de tressaillir d’inquiétude.
Surtout lorsque les vagues se creuseront
Et hisseront leurs crêtes au-dessus de nos têtes.
— Passeront les jours, passeront les nuits,
Parfois calmes, parfois houleux, parfois déchirés par la tempête.
— De temps à autre, nous croiserons la route d’un troupeau de baleines.
Elles souffleront et de larges jets d’eau s’échapperont de leur évent
Peut-être pour signifier l’exaspération que notre vue engendre
À moins que ce ne soit une façon de nous saluer.
— Un matin, plat comme une feuille de papier posée,
Perché, l’homme de vigie, de son nid-de-pie lancera un cri.
— Sous la carène, une ombre de jais menaçante se profilera
Insufflant dans notre âme la peur.
— Serpent de mer géant ondulant avec lenteur.
— Par chance, il n’aura pas d’appétit et poursuivra son chemin
Sans un regard pour notre coquille de noix.
— Enfin, après longtemps de voyage, nous toucherons au but.
— Annoncés par le vol d’un banc de poissons volants aux reflets argentés,
Apparaîtront à nos yeux les rivages d’or et d’émeraude noyés d’azur,
Éblouissants sous la lumière du soleil au zénith.
— Nous y ferons escale le temps de chanter, de rire et d’aimer,
Le temps de boire et de brûler nos années,
Le temps d’un aperçu de bonheur,
Le temps de graver d’onctueux souvenirs pour les jours à venir.
Puis, viendra l’heure de regagner le vaisseau.
— L’amiral, sur le pont, en tenue d’apparat fera tirer le canon.
— Ce sera comme un grondement de tonnerre
Et sur la plage à la blancheur d’opale, il résonnera comme un glas.
— Nous regagnerons le bord l’esprit morne,
Mais nous n’aurons pas un regard en arrière en nous éloignant de la côte.
— L’océan à nouveau et son immensité accapareront notre attention.
— Bien d’autres rivages nous aborderonts, tous captivants,
Pour autant aucun ne remplacera les pays ensoleillés à la douce moiteur.
— Dans notre esprit, ils demeureront, telles de lumineuses diapositives
Projetées à la surface d’un drap immaculé.
— Souvent, Baleines et dauphins seront nos compagnons de route ;
Oiseaux de mer, nos vigies annonciatrices de terres ;
Etranges créatures sous-marines rôdant à la surface, notre terreur.
— Longtemps, longtemps nous errerons, de côte en côte,
De lendemain en lendemain,
Jusqu’aux eaux froides des falaises de glace,
Des montagnes blanches dérivantes,
Nous approchant de plus en plus du bord du monde à la nuit profonde.
— Enfin viendra le jour où s’arrêtent les jours.
— Alors, sans plus de temps à compter,
Nous basculerons dans l’oubli
Et nos souvenirs doux des tendres pays aussi.
D.R.K