- Leanne, je t'ai dit non !
- Mais papa !

Mon père marchait en long et en large dans la pièce principale de la ferme, visiblement très énervé. La discussion avec Dirk l'avait mis en colère mais savoir que j'avais écouté aux portes n'avait fait qu'ajouter de l'huile sur le feu. Alexander et ma mère se tenaient dans un coin, sans rien dire.

- Spark a besoin d'aide !
- Spark a un équipage entier pour le sauver ! Je ne veux pas que tu y ailles, un point c'est tout.
- Mais c'est un ami ! protestai-je.
- Un ami ?

Sa manière d'appuyer sur le mot « ami » m'agaça.

- Oui, je le considère comme mon ami, tant pis si ça ne te plaît pas !
- Leanne, tu vas me parler autrement ! vociféra-t-il.
- Pas tant que tu ne me laisseras pas partir sur le Cœur.

Il ouvrit la bouche pour répondre mais finit par pousser un profond soupir exaspéré avant d'aller s'asseoir sur une chaise. Il posa sa tête dans le creux de ses mains, sans rien dire. Je me tus également. Il releva ensuite lentement la tête et tenta de parler très calmement :

- Tu n'iras pas sur le Cœur. Fin de la discussion.
- C'est égoïste de m'empêcher de l'aider, soufflai-je, des larmes de rage dans la gorge.

Il m'observa, touché. Je plongeai mon regard dans le sien. Il quitta sa chaise et, d'un pas lent et mesuré, il s'approcha de moi, ravalant avec difficulté sa fureur. Il posa une main sur mon épaule, je reculai vivement.

- Est-ce que c'est égoïste de vouloir préserver la vie de sa famille ?

Je ne répondis pas.

- Je t'aime beaucoup trop pour te laisser partir. Tu es une fille intelligente, tu peux le comprendre, non ? Tu sais comment sont les Caraïbes : on sait quand on y part, jamais si on en reviendra. Je ne veux pas que ma fille parte sauver un pirate alors que...
- Ce n'est pas qu'un pirate, l'interrompis-je. C'est un homme, comme toi, qui a pour famille l'équipage du Cœur. J'ai fait partie de cet équipage et j'en fais toujours un peu partie.

Je fis encore un pas en arrière, la main dirigée vers la porte.

- Si tu ne veux pas partir, je peux le comprendre, poursuivis-je. Mais il faut que quelqu'un y aille, et si ce n'est pas toi, ce sera moi. Un point, c'est tout.
- Leanne... tenta mon père.

Je quittai brusquement la pièce sous les appels de mon père. Il hurlait mon nom mais je ne l'entendais déjà plus. Courant aussi vite que je le pouvais, je rejoignis la petite crique connue de moi seule, située non loin de la plage du port. J'avais troqué depuis peu mes quelques vieilles robes contre un pantalon solide, plus pratique et confortable. Courir devenait alors un jeu d'enfant.
Apercevant la crique, je cessai de courir et abandonnai mes chaussures, parcourant le chemin restant pieds nus dans la terre. Mes orteils rencontrèrent ensuite les premiers rochers mouillés de la crique avant de plonger dans l'eau turquoise. Le calme de cet endroit, seulement ponctué de cris d'oiseaux discrets, me permit de réfléchir à la dispute que je venais de vivre. Je ne m'étais jamais disputé avec mon père et cette première fois me bouleversait plus que je ne le pensais. J'adorais mon père et ma mère mais je ne pouvais pas laisser Spark entre les mains de ces hommes. Ma conscience me l'interdisait formellement. Néanmoins, mon père avait raison concernant les Caraïbes. Il en était même le premier exemple : il lui avait fallut huit ans pour revenir à Hispaniola. Mais Spark...
Je pris ma tête entre mes mains. Pourquoi certaines décisions étaient si difficiles à prendre ? Une larme roula sur ma joue. Je ramenai mes genoux contre moi, confuse, incapable de faire le moindre choix.

- Ton père n'a pas complètement tort.

Alexander s'assit à côté de moi et essuya mes larmes d'un doigt.

- Je sais, reconnus-je. Tu m'as suivie ?
- Tu ne cours pas si vite que ça, fit-il en souriant.

Il passa un bras autour de mes épaules.

- On s'est tellement battus pour revenir vivants.
- Et je me battrai encore pour revenir, Alex.
- Comment peux-tu être si sûre que tu reviendras ?

Je fixai l'horizon sans trouver de réponse. Il était si facile de mourir pendant un voyage sur les Caraïbes. Même s'il existait des pirates humains, d'autres n'avaient aucune pitié concernant leurs adversaires et tuaient à tour de bras. Les tempêtes et les requins n'épargnaient pas non plus leurs victimes. Et pourtant, j'avais cette vibrante certitude que je remettrai le pied sur Hispaniola après de multiples aventures. A condition que je parte, bien entendu...

- Je ne laisserai pas tomber Spark, conclus-je d'une voix assurée.
- Tu ne changeras pas d'avis ? (Je secouai la tête.) Dans ce cas, je t'empêcherai de partir...
- Alex ! le coupai-je. Tu n'as rien compris à ce que je t'ai dit !

Je le repoussai et me dégageai de son étreinte.

- Laisse-moi finir : je t'empêcherai de partir seule. Je viendrai avec toi.

Je me figeai, un léger sourire sur le visage.

- Tu risquerais ta vie... pour moi ?
- J'irai où tu iras.

Je me jetai à son cou avec des cris de joie. Lui éclata de rire et me prit dans ses bras. Très vite, mes lèvres se retrouvèrent posées sur les siennes et il nous fallut un long moment pour nous détacher l'un de l'autre et repartir en direction de la ferme. Au fur et à mesure que nous nous rapprochions, je serrai de plus en plus fort la main d'Alexander. Il sentit mon appréhension et caressa le dos de ma main de son pouce. Une fois devant le portail, j'aperçus le visage de mon père derrière la fenêtre. Il n'était plus en colère, je ne lisais que du soulagement dans ses yeux. J'inspirai brièvement et passai le portail. Mes parents me rejoignirent dans la cour. Mon père posa ses mains sur mes épaules et, cette fois, je ne le repoussai pas. Il lança une œillade vers Alexander : ceci lui suffit pour comprendre.

- Quand tu es née, je me souviens avoir été déçu, car je voulais un fils, m'avoua-t-il. Mais aujourd'hui, je vois la jeune fille que tu es devenue et je ne suis plus du tout déçu. Tu as hélas hérité de mon esprit d'aventure mais, heureusement, tu as l'intelligence de ta mère. J'ai très peur de ce qui arrivera sur le Cœur mais je sais qu'Alexander fera tout pour que tu nous reviennes.
- J'en mourrai s'il le faut, assura mon ami.
- Fais attention à toi aussi mon garçon, lui recommanda mon père. Leanne, je ne partirai pas avec vous (Il glissa un regard vers ma mère) mais j'ai confiance en vous.

Il retira ses mains de mes épaules et m'enlaça tendrement.

- Ne fais jamais rien de stupide, me souffla-t-il.

Je hochai la tête. Après quelques temps où personne ne parla, mon père recula et nous regarda, Alexander et moi, avant de prendre ma mère par la taille. Nous discutâmes ensuite longuement de notre départ et conclûmes que nous ne prendrions la mer que demain matin. Même si je voulais à tout prix sauver Spark, je n'étais pas si pressée de quitter ma famille et mon île.
La fin de la journée fut consacrée aux préparatifs qui, malgré tout, se firent dans la joie et la bonne humeur. Beaucoup de rires furent partagés, plus que d'habitude, et mon père ne cessa de faire le pitre. Je crois que mon départ précipité avait brutalement renforcé les liens qui nous unissaient. Nous voulions passer le plus de temps ensemble car, inconsciemment, nous savions tous les trois qu'il n'y aurait peut-être pas de retour pour les apprentis aventuriers que nous étions, Alexander et moi.
Mon ami, quant à lui, était parti prévenir M. Allan de son départ imminent avant de réunir le peu d'affaires qu'il possédait. Lorsque tous les préparatifs furent faits, je me laissai tomber sur la chaise où s'était assis mon père quelques heures plus tôt, fatiguée moralement. La journée avait été riche en émotions, je ne pensais pas que mon père me laisserait si facilement partir. Ce départ sur le Cœur m'effrayait, notre destination était pour l'instant inconnue puisque, pour autant que je sache, aucun nouvel indice n'était apparu. Peut-être que d'ici demain...
Des pas s'approchèrent de ma chaise. Je reconnus la démarche de ma mère, aussi légère qu'une plume sur une eau calme. Une démarche lente et souple, agrémenté du froissement de sa robe de toile. Elle s'assit sur le rebord de la fenêtre et me regarda, un air attendri dans les yeux.

- Tu as tellement grandi, dit-elle de sa voix douce.
- Tu vas me manquer maman.

Elle prit ma main dans la sienne. Avant sa maladie, ma mère était incapable de rester en place plus d'une minute. Son caractère s'était apaisé avec le retour de mon père.

- Promets-moi que tu reviendras.
- Je peux te promettre beaucoup, mais pas ça, déplorai-je.
- Je comprends.

Elle observa un petit silence avant de reprendre :

- Dans ce cas, promets-moi juste que tu feras attention à toi.
- Je ferai de mon mieux, sois-en certaine.

Elle quitta le rebord de la fenêtre : je me levai à mon tour. Après un long moment sans un geste, elle me prit dans ses bras. J'enfouis mon visage au creux de son épaule. L'heure du départ n'avait pas encore sonné mais, qu'importe le moment où elle sonnera, ce moment arrivera toujours trop tôt pour moi.
Alexander nous rejoignit pour le dîner, comme il avait été convenu dans l'après-midi. Le repas ne fut pas aussi gai et nous discutâmes plutôt peu. Les mastications prirent bientôt le pas sur les quelques tentatives de conversation et nous terminâmes donc le repas en silence. Après avoir fini de manger, Alexander et moi sortîmes de la ferme et retournâmes à la crique. Nous y restâmes une heure, main dans la main, à regarder les étoiles et à discuter de notre voyage. Une question me brûlait les lèvres.

- Où irons-nous une fois que nous aurons quitté Hispaniola ? Je ne pense pas que le deuxième indice soit apparu.
- J'ai entendu les pirates dire qu'il leur restait peu d'eau et de nourriture. D'autres disaient qu'il leur fallait des hommes en plus. Nous trouverons tout ça à Port-Royal.
- Et après ? insistai-je.
- Je ne sais pas du tout, avoua-t-il.
- Espérons que le deuxième indice sera apparu d'ici là.

Je levai les yeux vers les étoiles et réussis à deviner deux ou trois constellations dans le ciel nocturne. Néanmoins, l'astronomie n'avait jamais été mon fort, malgré le temps que mon père avait passé à essayer de me l'enseigner.

- Une nouvelle aventure commence pour nous, fit Alexander.
- Une nouvelle aventure pleine de nouveaux dangers.
- C'est toi qui a insisté pour partir, me rappela-t-il gentiment.

Je hochai lentement la tête. Maintenant que le départ était si proche, je commençais à douter de ce que j'avais imaginé. Où allait nous conduire ce terrible jeu de pistes ?
Sur ce, nous rentrâmes tranquillement et nous séparâmes, Alexander prenant le chemin du port et moi, celui du village. Avant de partir, il m'embrassa et me souhaita bonne nuit. Je fis de même et me dirigeai ensuite vers la ferme, baillant à peu près tous les trois pas. Une longue nuit m'attendait.

Il me tarde de savoir dans quelle aventure se lancent Leanne et Alexander!