III.
Le départ
Le brouhaha du port n'avait pas changé entre hier et aujourd'hui. La même odeur d'iode et de poisson frais règnait dans l'air, dessinant des grimaces sur le visage des officiers, et l'agitation des marins donnait toujours à cet endroit son ambiance particulièrement dynamique. Les enfants que j'avais aperçus la veille jouaient gaiement aux osselets tandis qu'un chien maladif, un autre habitué du port, se promenait entre les caisses de marchandises en salivant. C'était un jour on ne peut plus ordinaire pour les habitants du quartier. Pour moi, c'était un nouveau chapitre de ma vie qui s'écrivait.
Alexander et moi faisions face à la proue du
Cœur des Caraïbes, une sacoche sur l'épaule et les mains crispées. Mes parents se tenaient près de nous et tentaient tant bien que mal de dissimuler leur anxiété. Je contemplais la nymphe qui servait de figure de proue sans oser bouger ou parler. En mon for intérieur, je savais que ce voyage pouvait m'être fatal et que je voyais peut-être ma famille pour la dernière fois. Sans réfléchir, je me jetai dans les bras de ma mère. Bientôt, je sentis les bras de mon père autour de ma taille. La main d'Alexander se posa sur mon épaule, m'incitant gentiment à me détacher de mes parents. Avec difficulté, je quittai leur étreinte rassurante pour me rapprocher d'Alexander.
- Je vous jure que je ferai tout ce que je pourrais pour revenir, promis-je d'une voix émue.
- Tu nous manqueras, répondit simplement mon père.
Ma gorge se noua. Je me contentai de hocher la tête, de crainte de ne plus pouvoir retenir mes larmes. Mon père s'avança vers mon ami et l'entraîna plus loin pour s'entretenir avec lui en nous laissant seules, ma mère et moi. Nous ne parlâmes pas, du moins, pas oralement. Nos échanges de regards suffirent.
Lorsque mon père et Alexander revinrent, Dirk était descendu du
Cœur et s'approchait de nous à pas mesurés. Son oiseau bicolore se posa brutalement sur mon épaule, m'arrachant un petit cri de surprise. Alexander caressa avec douceur le perroquet avant de se tourner vers le pirate.
- Nous sommes prêts à partir, déclara mon ami.
- Alors, après vous jeunes gens.
Il nous désigna le navire de la main. Je laissai Alexander passer devant moi, désireuse de rester encore les pieds sur la terre ferme. Sur mon île adorée. Je m'apprêtais à monter à mon tour quand je vis M. Allan courir dans notre direction en me hélant. Une fois près de moi, il me tendit un livre en plutôt bon état.
- Tu en auras besoin à mon avis.
- M. Allan...
Je jetai un œil au titre de l'ouvrage, qui se trouvait être un livre de Henry Fielding que j'avais découvert durant l'année.
- Vous me prêtez
Tom Jones ?
- Mieux : je te le donne.
- Mais, je... Je ne peux pas accepter...
L'ordre de lever l'ancre fut donné. Dirk me pressa avant de rejoindre le pont.
- C'est ton livre préféré, je sais que tu en prendras soin. Allez, file !
Je lançai un ultime regard à mes parents et embarquai prestement à bord du navire. Le vent avait commencé à souffler, faisant voler dans tous les sens les mèches échappées de ma tresse. Une grande animation s'était emparé du bateau et les hommes allaient et venaient sur le pont, ajustant une voile par-ci et défaisant un nœud par-là.
Une vingtaine de minutes plus tard, l'ancre fut levée et le navire commença à virer de bord. Je me précipitai sur le bastingage et cherchai mes parents des yeux. Ils n'avaient pas bougé, statues de sel immobiles au milieu de toute l'agitation ambiante. Lorsqu'ils m'aperçurent, ils me firent un signe de la main. J'y répondis avec un sourire éclatant et le vent dans le visage, telle une héroïne de Jane Austen.
- Nous reviendrons, murmura Alexander à mon oreille.
- Je n'ai aucun doute là-dessus.
J'entourai son cou de mes bras et posai mes lèvres sur les siennes. Des applaudissements jaillirent de part et d'autres mais nous n'y prêtâmes pas attention. Finalement, nous nous retournâmes et observâmes le port d'Hispaniola qui s'éloignait et devenait de plus en plus flou.
* * *
L'horizon rougeoyait déjà et le soleil était peu à peu englouti par l'eau turquoise des Caraïbes. Le perroquet de Dirk était venu me tenir compagnie une heure auparavant, son propriétaire n'ayant pas le temps de s'occuper de lui pour l'instant. Accoudée au bastingage, je regardais la mer tout autour de moi en repensant aux événements du jour. La matinée avait été plutôt intense et une très large palette d'émotions m'avait alors traversée. Je ne parvenais pas à m'en vouloir d'avoir quitté mon île pour ce bateau. J'étais étrangement heureuse en mer et la vie à terre me paraissait soudain bien fade et incolore. Peut-être étais-je faite pour cette existence bohême...
Les pirates étaient de moins en moins nombreux sur le pont. L'obscurité tombant doucement, certains s'étaient retirés dans le dortoir pour pouvoir travailler plus tard dans la nuit. Cinq ou six seulement s'affairaient encore, échangeant au passage quelques mots. Le perroquet de Dirk piailla pour que je le caresse. Je m'exécutai.
- Cet oiseau a l'air de t'apprécier.
Je détaillai du regard l'homme qui m'avait adressé la parole. Il n'était pas plus grand que moi et un sourire malicieux étirait ses lèvres fines. Son visage reflétait toute l'espièglerie de l'enfance associée à l'astuce d'un vieux renard, comme s'il avait déjà tout vu, tout connu et tout fait. Sa voix enjouée me fit sourire malgré moi.
- J'ai l'habitude de m'occuper des animaux.
Il tendit la main vers le perroquet, qui recula vivement.
- Par contre, ça n'a pas l'air d'être le cas pour vous, fis-je en caressant les plumes de l'oiseau.
- Je fais fuir les animaux... (Il toisa un pirate qui marchait près de nous. Ce dernier eut une drôle d'expression avant de s'éloigner.) Et les hommes.
- Moi, je ne fuis pas.
- Tu devrais.
Il m'adressa un sourire mystérieux et s'engouffra dans les couloirs du
Cœur. Après son départ, j'eus la sensation que les pirates alentour se détendaient brusquement. Personnellement, cet homme m'intriguait. Son visage ne m'était pas étranger, pourtant j'étais incapable de me souvenir où je l'avais rencontré. Pas sur le
Cœur en tous cas.
Je n'eus pas le temps d'y réfléchir plus longtemps : Alexander arrivait près de moi. Peu après avoir quitté Hispaniola, il était allé réclamer du travail à Dirk, ne pouvant supporter de rester sur le navire sans rien faire. J'étais alors allée demander la même chose mais Dirk avait refusé de me faire travailler. « Une jeune fille comme toi, ça ne travaille pas. Ça lit. »
L'oiseau quitta le bastingage et mes caresses pour se poser sur l'épaule de mon ami.
- Tu vas dormir ? l'interrogeai-je quand il me prit la main.
- Non, j'ai encore trois heures devant moi avant de rejoindre mon lit.
Il observa un silence puis reprit plus sérieusement :
- Le deuxième indice n'était pas à Hispaniola comme il aurait dû l'être et il n'est toujours pas apparu.
- Qu'est-ce que ça signifie ?
- Que le premier a été mal compris, supposa-t-il.
Alexander câlina distraitement le perroquet, les yeux dans le vide et sourcils froncés.
- Qu'en conclus-tu ? demandai-je pour attirer son attention.
- J'en conclus que tu n'étais peut-être pas la cause de cette aventure, mais seulement l'une des conséquences engendrées.
Son raisonnement se tenait et je m'étonnai de ne pas y avoir pensé plus tôt. Intérieurement, je me félicitai d'être tombée amoureuse d'un garçon aussi intelligent.
- Il fera bientôt nuit noire, fit-il en déposant délicatement l'oiseau sur mon épaule. Tu devrais aller dormir.
- Je voulais rester un peu plus sur le pont. Il fait toujours trop chaud à l'intérieur du
Cœur. (Je levai la tête en direction du mât central.) J'aimerais vous aider.
- Leanne...
- Je ferai attention, protestai-je.
- J'ai promis de faire attention à toi. Tu pourrais te blesser en glissant d'un mât.
L'oiseau piailla car je haussai brusquement les épaules.
- Il y a un an, on a essayé de tuer deux des personnes que j'aime le plus au monde. Ça, ça m'a blessée.
- Tu nous aiderais beaucoup en élucidant le mystère le premier indice.
J'opinai doucement du chef. Après avoir déposé un baiser sur la joue de mon ami, je décidai d'aller à la rencontre de Dirk, le perroquet toujours sur mon épaule. En une journée, cet oiseau s'était déjà beaucoup attaché à moi. Lorsque je vis le pirate, qui s'occupait du gouvernail, je lui lançai un petit sourire.
- Bonsoir Leanne, que fais-tu encore ici ?
- Je viens vous rendre votre oiseau.
Dirk approcha sa main vers le perroquet. Ce dernier refusa de se laisser caresser par le pirate.
- Je crois que Blake veut rester avec toi. Au fait, reprit-il, je t'ai installée dans la cabine de Spark. Je me voyais mal te demander de dormir avec l'équipage.
Je le remerciai chaleureusement et quittai le pont. Une fois dans la cabine, je déposai Blake sur un perchoir dans un coin de la pièce et me laissai tomber sur le lit, épuisée, avant de regarder attentivement autour de moi.
Peu de choses avaient changé en un an. Les meubles n'avaient pas bougé, seul un petit tabouret était apparu près du bureau. Sur ce dernier, déjà décoré avec goût, Spark avait ajouté des bibelots précieux, sûrement subtilisés lors d'abordages. Je tendis le bras vers la sirène en améthyste posée sur la table de chevet. Elle était assise avec élégance sur un rocher violet, ses cheveux éparpillés sur ses épaules délicates. Un poisson était lové au creux de sa main tandis qu'elle regardait le ciel avec des yeux vides.
Par la fenêtre de la cabine, je ne voyais presque plus rien, la nuit était complètement tombée entre temps. La seule source de lumière provenait de la petite lampe à huile qui brûlait dans la cabine. Assise sur le lit, je retirai mes chaussures avant de diminuer l'intensité de la flamme. La lampe n'éclairait plus que très faiblement lorsque je souhaitai bonne nuit à Blake. Ce dernier pépia puis se tut. Je souris dans le noir et posai ma tête sur l'oreiller, moelleux à souhait. Le sommeil me rattrapa très vite, je m'endormis en un rien de temps.
Je dormis merveilleusement bien cette nuit-là et ne me réveillai qu'au petit matin, aux environs de neuf heures. Couchée sur le flan, j'aperçus Blake, qui lustrait avec soin ses plumes bleues et jaunes. Je me relevai doucement et faillis pousser un hurlement en sentant un bras autour de ma taille. Alexander me rassura vivement.
- Qu'est-ce que tu fais là ? m'écriai-je, encore un peu embrumée.
En guise de réponse, il m'embrassa. Je le laissai faire avant de me redresser, déjà plus réveillée.
- Alexander, tu n'as pas répondu.
- C'est dur pour moi de dormir loin de toi, avoua-t-il.
- A Hispaniola, nous ne dormions pas ensemble.
- A Hispaniola, tu vivais avec tes parents.
J'acquiesçai face à cet argument imparable. Il approcha de nouveau son visage du mien. Je tentai de résister mais son sourire éclatant me désarma et je répondis avec joie à son baiser. Quelques minutes plus tard, je chaussai mes vieilles bottines et quittai la cabine, Alexander à mes côtés et Blake sur mon épaule.
- Tu ne peux plus te passer de cet oiseau, dit mon ami en gratouillant le cou du perroquet.
- D'abord, c'est lui qui ne peut plus se passer de moi. Ensuite, il s'appelle Blake et pas « l'oiseau ».
- Si ça te chante.
Sur le pont régnait un joyeux chahut, principalement mené par un pirate d'une vingtaine d'années. Il chantait tout en nettoyant le sol du
Cœur et nombreux étaient ceux qui avaient mêlé leur voix à la sienne. Un homme hélà Alexander. Ce dernier m'embrassa, caressa prestement Blake et partit retrouver le flibustier. Je soupirai : il y avait toujours tant à faire sur un bateau.
Ne sachant pas trop comment m'occuper, j'allai à la rencontre de Dirk, qui s'occupait une nouvelle fois du gouvernail. Il sourit en m'apercevant.
- Bonjour jeune fille ! Bien dormi ?
- Très bien, merci.
- J'espère que Blake ne t'a pas trop embêtée.
Je jetai un coup d’œil à l'intéressé.
- Il a été très sage, ne vous inquiétez pas.
- Nous serons bientôt à Port-Royal.
Je hochai la tête et observai l'équipage présent sur le pont. Le pirate mystérieux qui m'avait accostée la veille me toisait avec insistance. Il soutint mon regard avant de retourner travailler.
- Qui est cet homme ? demandai-je à Dirk.
Il n'eut pas besoin de suivre mon regard pour comprendre de qui je parlais.
- Ne t'approche pas de lui. Cet homme est dangereux, ajouta Dirk en murmurant presque.
- S'il est si dangereux, que fait-il à bord du
Cœur ?
Le pirate hésita avant de répondre.
- Sa manière de voir le monde nous est utile. Il a été le premier à comprendre que Spark avait été enlevé et le premier à comprendre la signification de l'indice.
Je fronçai les sourcils. S'il était si intelligent et si perspicace, comment avait-il pu aussi mal comprendre le premier indice ? Dirk avait les yeux rivés sur l'horizon mais je sentais que l'évocation du mystérieux pirate l'avait mis mal à l'aise. J'avais encore quelques questions à propos de cet individu mais je choisis de me taire. Je restai encore un peu près du gouvernail avant de retourner dans la cabine.