Philippe W Poète
Messages : 41 Date d'inscription : 10/02/2011 Age : 48 Localisation : Colmar
| Sujet: L’assassinat ludique Mer 16 Fév - 18:14 | |
| L’assassinat ludique Je sais à présent que la terreur la plus intense est celle qui se déroule dans les ténèbres au beau milieu d’un silence de plomb. Mais s’agit-il vraiment de ténèbres alors que j’entraperçois dans les rainures de cette trappe en bois des traits de lumière malingres qui s’agitent dans une frénésie qui me glace les sangs ? Mais s’agit-il du silence lorsque j’entends en des sons étouffés la clameur d’une foule en délire dont j’ignore tout des motifs de son excitation ? Je tremble de tout mon corps. C’est un peu comme si tout l’univers s’effondrait sur moi sous le poids d’une malédiction indicible qui n’aurait d’autre but que ma destruction. La misérable clarté qui s’exhale de cette trappe me permet d’apercevoir les contours de ma geôle : un cube exigu en béton qui précède un long couloir menant à cette satanée trappe qui semble me regarder d’un air moqueur. Que fais-je ici ? Je l’ignore. Tout s’est passé si vite. Je courais dans l’herbe humide sous le nappage délicat du soleil de mai lorsqu’ils sont arrivés avec leurs cordes et leurs chaînes. Pourtant, dans la rage de la surprise, je me suis débattu de toutes mes forces, tentant en vain de les empêcher de m’attraper. Ils y sont cependant arrivés. Après, je ne me souviens plus trop bien. Une boîte de métal sous des soubresauts inconnus, la lumière vive du grand jour qui s’est faite et vers laquelle j’ai couru. Puis, sous les coups les plus violents que j’ai jamais ressentis, la lente poussée vers cette cellule dans laquelle je me morfonds depuis des heures.
La clameur ne cesse de s’accroître à l’extérieur, juste derrière cette maudite trappe. Malgré les cris exigus, je perçois le faible crissement de pas sur du sable. Ce sont eux, mes prédateurs, qui semblent défiler devant leurs ouailles. Je ne comprends pas. Quel est ce public ? Qui sont mes prédateurs ? Pourquoi me retrouvé-je dans ce blockhaus alors que ma vie était vouée à la prairie verdoyante ? Soudain, tel un effroi dans le vacarme, le silence se fait dehors. Rien, sinon ma terreur. Et c’est alors qu’hurlent des bouches de cuivre qui, je le sais bien par instinct, sont le prélude à l’horreur. Un nouveau silence et, tout à coup, la trappe se soulève dans un crissement de chaînes assourdissant. Une lumière aveuglante. Mes liens tombent comme par enchantement. Je peux bouger, je peux fuir. Alors, excité par la peur de me voir à jamais prisonnier de cette cage hermétique, je me rue vers ce diamant éclatant qu’est le jour, pensant ainsi échapper au destin que mes prédateurs m’ont fixé. Je cours, je cours aussi vite que je peux… et j’atteins l’autre bout du couloir.
Je fonce tout droit sans regarder autour de moi, sans même me demander où je suis. Le soleil a revêtu sa carapace irradiante et, déjà, mon corps se couvre de sueur. Ma frénésie d’évasion se calme enfin et je m’arrête afin de reprendre mon souffle. Où suis-je ? Une vaste surface de sable ferme soutient mes pas alors qu’autour de moi se dessine un gigantesque cercle. Et derrière ce cercle se peignent les formes inexactes de milliers de personnes qui crient à tue-tête sans la moindre raison apparente. Peut-être souffrent-ils de me voir égaré en ce lieu étrange. Ma respiration se fait saccadée. Je suffoque. Je tourne la tête à gauche et à droite mais je ne vois pas les limites de ce cercle. Je décide d’en faire le tour. J’ai beau avancer encore et encore, aucune issue n’apparaît, juste un muret de béton entrecoupé ci et là, de manière symétrique, de grands carrés de bois derrière lesquels j’aperçois fugacement les corps malingres de quelques hommes. Ils m’observent. Je ne comprends pas. Suis-je ici pour être admiré aux yeux de tous ? Dans ce cas-là pourquoi m’avoir traité de la sorte jusqu’à présent ? Ou bien est-ce autre chose, quelque chose de bien plus diabolique ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je suis perdu. J’ai à peine rejoins le centre de ce grand cirque, plongé dans mon questionnement, qu’un brouhaha informe se manifeste dans la foule : deux hommes vêtus de fanfreluches ridicules aux couleurs criardes viennent de s’extraire de derrière un panneau de bois et se dirigent lentement vers moi en levant les bras au ciel. J’entends des « ah » assourdissants alors qu’ils font tournoyer au-dessus de leur tête des longues tiges à l’embout pointu. Ils s’approchent. Ils s’approchent. De plus en plus. J’expire un nuage d’impatience tout en continuant à les fixer de mes yeux. Ils baissent les bras et tendent maintenant leurs piques vers moi. Ils tournent autour de moi tel un carrousel de haine autour d’un axe de terreur. Cette terreur, cette terreur m’envahit de plus belle. Mais je n’ai pas le temps d’y faire attention car, brusquement, l’un des hommes enfonce la pointe de son arme dans mon dos. La douleur est intense. Je recule. L’autre homme fait de même. Je souffre comme un damné mais ne recule pas cette fois-ci. Ma mémoire se ravive et je revois ce prétendant qui avait été imposé à ma mère et qui ne cessait de lui tourner autour. J’avais foncé tête baissée et l’avait envoyé valdinguer quelques mètres plus loin. Tête baissée… Alors qu’un troisième coup me transperce le corps, je me rue soudain sur l’un de ces guignols aux couleurs chamarrés. Je l’ai raté. Il s’est écarté au moment où j’allais le renverser. Et un autre coup, puis encore un autre. La rage dépasse ma terreur. Je rue dans tous les sens, tentant vainement de me saisir de mes agresseurs. Mais ils sont si rapides. Ils parent toutes mes attaques. Le temps passe et point ils ne se cassent. Ils ne plient même pas devant mes assauts. Quelle bande de trouillards qui ne me frappent que lorsque j’ai le dos tourné ! D’ailleurs tout tourne, ma tête aussi. C’est la fièvre de la rage qui m’a envahi. C’est alors que mes deux assaillants s’éloignent en courant et se réfugient derrière les panneaux de bois. Aurais-je gagné ? Les applaudissements que j’entends me font croire que oui. Ma victoire est de courte durée. A peine ai-je eu le temps de savourer mon triomphe que surgissent au loin trois formes indistinctes qui, peu à peu, deviennent des hommes. Toujours ces hommes… vêtus des mêmes atours pompeux et éclatants. Ils dansent plus qu’ils ne marchent et leurs mouvement semblent plaire à la foule qui crie de plus belle. Et s’agitent au bout de leurs bras des objets mystérieux, ornés de rubans aux couleurs les plus rutilantes, dont l’extrémité se termine par des pointes acérées. Ils arrivent bientôt à ma hauteur sans que je ne fasse le moindre geste tant je prépare en silence mon attaque fulgurante. Trop tard ! D’un éclair luisant l’un de mes prédateurs m’enfonce une banderille dans la chair. J’ai mal, si mal. Dans un sursaut d’orgueil je me jette sur mon agresseur mais il m’évite de justesse en esquissant un pas de danse qui ravit la meute assise autour du cirque. J’ai à peine cessé mon élan, le dos tourné à mes ennemis, qu’une autre banderille se plante dans mon séant. Puis une autre, puis une autre, puis encore une autre. Les secondes de lutte deviennent des heures de souffrance dans cet univers où la violence semble confiner au plaisir. Je tourne sur moi-même en lançant un râle tonitruant qui ne provoque d’autre effet que celui des applaudissements du public. Le sable volette partout dans un brouillard de particules fines et poétiques. Pourtant, aucun poète n'écrirait des vers plus pathétiques que ceux que je grave sur le sol à la plume de mes veines percées. Le sang se mêle à ma sueur, et se dégage une odeur pestilentielle de moi que je n’ai connue qu’une seule fois. Il me souvient mes deux sœurs aux pieds de ma mère qui étaient pourtant si paisibles et aimantes et qui me furent enlevées dès le plus jeune âge. Après quoi, il y eut cette odeur d’hémoglobine qui avait émané de cette grande bâtisse blanche où tant de mes congénères rentraient mais n’en sortaient jamais. Mais mes souvenirs se déchirent soudain après qu’une de ces poupées de papier m’ait planté sa banderille dans la colonne vertébrale. Je m’écroule par terre et attends la fin puisque je la sais inéluctable. C’est à ce moment que les guignols multicolores se retirent tout à coup, me laissant seul au cœur de cette multitude qui hurle je ne sais quoi en ma direction. Les banderilles enfoncées au plus profond de mon être, je me relève lentement et fixe d’un regard désillusionné une ombre jetée près d’un de ces panneaux de bois. L’ombre d’un autre homme.
La souffrance m’aveugle tant que j’ai du mal à distinguer cette forme longiligne qui pas à pas se dirige vers moi. Je sais à présent que le ridicule peut tuer quand je vois ce pantin grotesque gesticuler sous les vivas en arborant ses colifichets arc-en-ciel qui empestent l’égo à mille lieues. J’ignorais qu’il existait un stade supérieur à celui de la terreur, et c’est exactement par cette phase que je suis en train de passer. Ma sueur est glacée tandis que mon sang s’est figé sur mon corps. Il ne demeure plus de moi qu’un marbre de douleurs aux veinules plus anguleuses que les lignes tortueuses du Styx. Ses pas sont pourtant si légers, ne laissant qu’une empreinte fluette sur le sable doré. Comment un être ayant des mouvements si doux peut-il être dénué de tout sentiment d’empathie ? Je ne comprends pas. Il a une épée dans la main droite. Il la pointe vers moi. Mais c’est sa main gauche qui m’attire car elle agite un carré de tissu qui fait naître en moi des émotions confuses : je suis attiré et répulsé par cette couleur rouge si vivace. Je n’y tiens plus, je fonce droit sur elle. Le tissu effleure ma tête mais fuit à mon étreinte de haine mêlée d’amour. Et je me rue à nouveau sur lui, et encore une fois il s’éloigne de moi dans un mouvement leste et large. Le rouge commence à danser autour de moi et je balance mon corps d’avant en arrière en tentant vainement d’atteindre l’inaccessible. J’ignore combien de temps cela a duré, peut-être des heures. Pourtant, au bout d’un certain temps, harassé par cette course endiablée, je finis par mettre genoux à terre, la tête baissée en guise de soumission à celui qui me torture par sa série de passes au rougeoiement incandescent. Je l’avoue : je n’en puis plus. Je suis vaincu. Sous les hourras de la foule beuglante l’homme lève alors très haut son épée qui semble à présent flotter dans le firmament comme un ange venant me prononcer ses derniers sacrements. Je les écoute, résigné, n’attendant plus que l’ultime geste qui me délivrera de cet enfer ludique. Et, après une dernière vague de bravos assourdissants, mon prédateur porte l’estocade…
Je me rappelle les doux matins andalous où un soleil protecteur baignait la prairie verdoyante dans un océan de félicité. Je marchais tranquillement dans l’herbe basse tout en reluquant au loin les lignes érotiques de ces belles dames à la robe blanche tachetée de roux. Leurs yeux si vides d’expression m’étaient un univers de paix dans lequel je pouvais me reposer sans éprouver la moindre crainte pour le lendemain. Et me voilà aujourd’hui, ici, dans ce cirque sablonneux, étendu de tout mon long sur le sable à présent souillé de mon propre sang, laissant la vie me quitter lentement sous les applaudissements de la foule en délire. J’ignorais que la joie pouvait naître d’une mise à mort. Je l’apprends à mes dépends. Alors que mon prédateur parade tout autour de moi en agitant son bout de tissu rouge et son épée recouverte de mon sang, j’observe le vide qui m’entoure : jamais je ne me suis senti aussi seul qu’à cet instant présent où la lumière s’estompe et où les sons s’étiolent peu à peu. Je n’ai plus mal. Je ne sens plus les piques, les banderilles ni l’épée. Je ne sens plus rien. Mon souffle se fait plus court, les battements de mon cœur ralentissent, mes pensées se figent dans l’immensité du néant. J’ai sommeil maintenant. Je vais fermer les yeux et dormir un peu. Juste un petit peu.
Et dans l’exaltation de la victoire, le toréador lui coupa les oreilles et la queue. |
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féfée Poète
Messages : 2481 Date d'inscription : 10/11/2010
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Philippe W Poète
Messages : 41 Date d'inscription : 10/02/2011 Age : 48 Localisation : Colmar
| Sujet: Re: L’assassinat ludique Mer 16 Fév - 20:14 | |
| Cette petite histoire me tenait à coeur et je voulais la conter depuis longtemps. L'inspiration m'est venue aujourd'hui et j'en ai profité pour écrire cette nouvelle. La corrida est un héritage tardif des combats de gladiateurs romains, avec son lot de violence, de souffrance et de sang. A ceci près qu'il ne s'agit plus d'une victime humaine mais animale.
Loin de moi l'idée de vouloir juger la tauromachie de manière rapide et sommaire. J'ai simplement voulu développer le point de vue du taureau qui méritait d'être traité. J'espère être parvenu à mes fins.
Je t'embrasse bien fort et te dis à bientôt. |
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lutece Administrateur-Poète
Messages : 3375 Date d'inscription : 07/11/2010 Age : 67 Localisation : strasbourg
| Sujet: Re: L’assassinat ludique Jeu 17 Fév - 12:45 | |
| Je me suis "vue" taureau et j'ai souffert avec lui. Merci pour texte profnd et fort en émotion. |
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Philippe W Poète
Messages : 41 Date d'inscription : 10/02/2011 Age : 48 Localisation : Colmar
| Sujet: Re: L’assassinat ludique Jeu 17 Fév - 17:43 | |
| Merci à toi. Il est bon, parfois, de se placer à la place de l'autre afin de mieux comprendre ses sentiments et ses pensées. Je pense sincèrement que la tolérance et l'acceptation de l'autre ne peut provenir que d'une transposition de soi vers l'autre. C'est une condition essentielle. Heureux que ce texte t'ait plu. Bisous. |
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Damona Morrigan Fondatrice d'Alchemypoètes
Messages : 4544 Date d'inscription : 06/11/2010 Localisation : Dans la cabane de la sorcière blanche sur l'île d'Emeraude
| Sujet: Re: L’assassinat ludique Jeu 17 Fév - 22:01 | |
| Tu te débrouilles très bien en "taureau" tout comme en scribe !!! J'ai bien aimé ton texte riche en émotion et en détails. |
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Philippe W Poète
Messages : 41 Date d'inscription : 10/02/2011 Age : 48 Localisation : Colmar
| Sujet: Re: L’assassinat ludique Ven 18 Fév - 18:44 | |
| Bonsoir damona. Ca me fait plaisir que tu aies aimé ma nouvelle. Et comme tu l'auras remarqué, je ne suis pas vache avec les taureaux ! Bisous. |
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Apolline Poète
Messages : 626 Date d'inscription : 23/11/2010 Age : 67 Localisation : Moselle
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Philippe W Poète
Messages : 41 Date d'inscription : 10/02/2011 Age : 48 Localisation : Colmar
| Sujet: Re: L’assassinat ludique Mer 23 Fév - 19:07 | |
| Je te remercie Apolline pour m'avoir lu et avoir laissé ton commentaire. Lorsque j'ai le temps nécessaire pour cela, je prends un réel plaisir à écrire, à faire s'extraire de moi mes sentiments les plus noirs ou les plus brillants. Je t'embrasse bien fort et te dis à bientôt. |
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| Sujet: Re: L’assassinat ludique | |
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