Kavikawanka ! Ce nom fait naître la peur partout où il est connu. C’est un cri qui porte loin, au dehors de la forêt qui l’abrite, jusqu’à la savane et au-delà convoyé comme un secret par les voyageurs à qui l'on a susurré ce mot par une nuit d’effroi. Mais les proches voisins du marais le redoutent plus que n’importe quel autre. Cependant, peu sont les hommes qui ont vu son porteur. Ceux-là tremblent à l’évocation de la vision que fait renaître en eux le souvenir de la rencontre. Tous parlent d’un corps sombre, nu et robuste, fièrement dressé, de membres courts et puissants à l’épaisse musculature, d’un torse large, d’une démarche de fauve, d’un regard animal. Tous s’accordent à le dire, Kavikawanka n’est pas un homme, non plus un animal. Il est autre chose, un démon marchant sur la terre. Parfois, des chasseurs en groupe croisent sa route. Vite, ils se cachent et l’observent quand la distance qui les sépare de lui leur parait suffisante pour n’avoir pas à prendre la fuite. C’est ainsi que les récits naissent sur cette créature.
Un jour, dit celui-ci, l’un des plus anciens, ils sont quatre vaillants traqueurs et ont quitté le village puis gagné la plaine à la recherche de proies. Soudain, alors qu’ils se hissent au sommet d’un monticule pour voir au loin, ils l’aperçoivent. D’abord, ils ne le reconnaissent pas, n’ayant jamais eu l’occasion, ni les uns, ni les autres, de l’observer. Ils pensent qu’il s’agit d’un fou. Qui pourrait ne pas l’être et marcher sans méfiance au milieu du territoire de ce clan de lions qu’on appelle « Crinières noires » ? Même eux, téméraires guerriers, armés et plus nombreux ne l’oseraient pas. Mais l’étranger, lui s’avance sans sagaie, ni bouclier, d’un pas lourd et bruyant comme si sa volonté serait de provoquer les maîtres de ces lieux. Les observateurs que sont les quatre n’attendent pas longtemps avant que commence le spectacle. Soudain, d’entre les hautes herbes, surgit un grand lion à la crinière foisonnante. Ils le reconnaissent immédiatement pour être celui qui a la réputation mauvaise d’avoir boulotté quelques humains, dont certains des meilleurs chasseurs. Il est nommé par les tribus environnantes « Le Puissant », car sa taille et sa force n’ont pas d’égal parmi les grands fauves de la région. Des mâles de son espèce, tous le redoutent. À cet instant, les chasseurs ne donnent pas cher de la vie de l’étranger. Le lion s’immobilise à quelque distance de la pauvre créature qui semble bien chétive face à lui et se cabrant rugit d’un formidable cri, dévoilant ses longs crocs et faisant trembler la savane. L’autre, au lieu de tenter de s’enfuir, de tomber à genoux et de commencer à prier le Dieu qu’il s’est choisi, de prendre sa tête entre ses mains et de se mettre à pleurer, lui répond en frappant sa poitrine de ses deux poings et en poussant à son tour un braillement tonitruant. Un étrange silence suit cet échange. Tout ce qui vit a cessé de s’agiter, attend et regarde, le grand vautour dans les airs qui tournoie comme le criquet au fond de son trou. Même le vent est tombé. Le temps est en suspension et s’étire. Puis, tout à coup, « Le Puissant » bondit et fond sur sa proie. Dans l’instant suivant, l’étranger est jeté au sol. Le lion s’acharne sur lui. Déjà, se disent les quatre, c’est la fin. Ils se trompent. Ils ne savent comment, car de l’endroit où ils se trouvent ils ne distinguent pas bien les détails du combat, c’en est un et non une simple exécution comme ils l’avaient pensé auparavant, voilà que l’homme, ce qu’il croit encore être un homme, se retrouvent à cheval sur le dos du fauve, agrippé à sa crinière et dominant l’animal ulcéré de toute sa hauteur. Mais le lion est indomptable, il ne peut tolérer qu’un autre être soit au-dessus de lui, aussi il tourne la tête et cherche à happer de la gueule la vermine qui s’accroche à sa royale toison. Là, sous le regard ébahis des chasseurs, l’étrangère et terrible créature saisit la mâchoire menaçante et sans plus d’effort que produirait un enfant pour casser une branche, il la brise. « Le puissant » vaincu s’effondre, griffant la terre dans un sursaut de rage, alors, sans plus attendre, Kavikawanga s’éloigne de quelques pas et revient portant dans ses mains un roc gros comme un éléphanteau nouvellement né. À un pas de sa victime, il lève la formidable pierre au-dessus de sa tête, bras tendus, puis l’abat avec violence sur le crâne de l’infortuné fauve. Un bruit d’os brisés résonne et parvient jusqu’aux quatre. Un identique frisson parcourt leur chair, ils n’ont plus de doutes, ils savent à présent quel est cet être. Seul Kavikawanka peut défier les fauves.
Là-bas, les autres lions du clan ont eux aussi assisté à l’affrontement. Cinq femelles et un autre mâle, le frère du « Puissant ». Ils n’éprouvent pas l’envie de venger la mort de leur chef. Ils découvrent la crainte. Alors, la queue basse comme des chacals apeurés, ils décampent.
Ce que disent les quatre quand ils content cette histoire, c’est que Kavikawanka se tourne ensuite dans leur direction et qu’ils peuvent ainsi contempler son visage. Celui-ci ne possède rien des traits qu’ont les hommes. C’est une face noire, prognathe et grimaçante qui laisse entrevoir entre des lèvres presque imperceptibles de longues canines de mangeur de chair et sous des arcades proéminentes, deux yeux sombres de démon à la profondeur sans fin.
Quand ils ont longuement détaillé le monstre de là où ils se trouvent et bien qu’ils se pensent invisibles, voici que celui-ci tambourine derechef en montrant les dents et en regardant dans la direction où ils sont tapis. Ils n’éprouvent aucunes incertitudes, il sait qu’ils sont là. Ils ne sont pas des lions, pourtant pas des chacals non plus, mais ils jugent plus raisonnable de déguerpir à leur tour s’ils ne veulent avoir à payer le prix de leur curiosité.