À partir de là, dans cet endroit de désolation, la raison de Mahina se fait défaillante. Ses émotions submergent son esprit cependant que la chaleur l’accable. Tout ce qu’elle voit autour d’elle lui inspire la répugnance. Partout s’étalent des os et des crânes dont certains sont de nature humaine. Sur quelques-uns, une chair en décomposition s’accroche encore. Il s’en dégage une odeur infâme qui se mêle à celle non moins immonde des eaux croupissantes du marais. Là-bas, au milieu du fleuve, sur des pierres, les crocodiles regardent comme au spectacle Kavikawanka qui urine tourné vers eux comme pour leur exprimer son mépris. C’est ce que pense Mahina en le regardant faire. Elle se méprend sur son attitude, le démon des marais n’éprouve aucun sentiment. Il ne sait ni aimer, ni haïr, elle le comprendra plus tard. C'est cette incapacité à ne jamais s’émouvoir qui le prive de la dignité de porter le titre d’homme, car à bien y regarder, son aspect a tous les atours d’un humain, éminemment puissant, certes, mais pas bestial.
À une branche basse, à quelques pas des femmes, un quartier d’antilope couvert de mouches bourdonnantes est suspendu. Il s’en approche et à l’aide d’une pierre tranchante, il en découpe un morceau qu’il jette près d’un feu qui fume devant l’entrée de sa case, puis il détache une femme pour qu’elle prépare un repas pour elle et ses sœurs de misère. Lui ne mange pas la viande cuite, il n’aime que le goût fort de la chair et la consistance sirupeuse du sang tiède s’échappant de l’artère encore palpitante. Il n’a pas un regard pour ses prisonnières et pas un mot ne sort de sa bouche. Mahina s’interroge. Les voit-il seulement ? Sait-il parler au moins ? Quand le repas est prêt, la femme porte à celle qui est restée attachée un peu de nourriture dans un morceau de crâne qui fait office d’écuelle, puis elle tend à Mahina quelque chose de comparable. La petite est prise d’écœurement et tourne la tête vers le sol. La femme insiste et tente de glisser entre ses lèvres un bout de viande. Elle s’esquive encore. La femme n’insiste pas, elle comprend, elle aussi a éprouvé ce qu’elle ressent lorsqu’elle a été capturée et qu’elle a découvert ce triste lieu.
Les jours passent semblables les uns aux autres. Quand il lui en prend l’envie, Kavikawanka les détache et leur tolère le droit d’aller et venir librement autour de la case, mais elles ne peuvent pas s’éloigner trop. Le fleuve ferme sans besoin de barreaux leur prison ; les gardiens y sont une multitude et montrent à voir des dents comme des poignards. L’entrée du marais est étroite et dangereuse. Le sable y est vivant et peut à tout moment ouvrir une vaste gueule et engloutir l’imprudent qui s’aventure là sans connaître les dangers et puis, Kavikawanka veille. Elles restent rarement très longtemps sans liens toutes ensemble. Quand le maître s’absente, elles retrouvent le pied de l’arbre et s’inquiètent, car le grand crocodile saisit chaque fois l’occasion pour s’approcher. Un jour, c’est sûr, l’une d’elles sera emportée. C’est ce qu’elles se disent en l’observant ramper vers elles chaque jour un peu plus près que la veille. Un matin, revenant de ses errances, Kavikawanka rapporte une grosse pierre qu’il pose sur le sol à un pas du feu, puis il s’assoit dessus et ranime les flammes en les nourrissant de quelques branches. Les femmes rient entre elles lorsqu’il repart. On dirait que le démon a décidé de se meubler. Bah, voilà un trône qui en vaut bien un autre. Elles ne s’amusent pas longtemps, le prince de la rivière est sorti de l'eau et traîne sa lourde carcasse vers elle. Est-ce pour aujourd’hui ? Se demandent-elles à mi-voix. Le soleil a presque terminé sa course et Crocodile n’est plus qu’à quelques pas. Laquelle va-t-il choisir, la plus vieille et plus dodue ou la plus jeune et plus fluette ? Mais voilà que Kavikawanka revient de sa chasse avec une cuisse de buffle sur l’épaule. Elles soupirent, ce n’est pas maintenant qu’elles vont servir de repas. Elles s’attendent à voir leur sauveur claquer des mains comme à son habitude, mais au lieu de cela, une fois qu’il s’est débarrassé de son gigot en l’accrochant à une branche, lui se précipite sur la pierre qu'il saisit et, en trois bonds, le voilà sur le dos de crocodile. Il lève haut la lourde masse et frappe avec toute sa force, brisant la colonne vertébrale, puis en s’y reprenant à plusieurs fois, il écrase la tête. Peu de sang suinte d’entre les écailles, mais Crocodile est bel et bien mort, alors Kavikawanka le prend par la queue et le traîne jusqu’au fleuve où il l’abandonne sur la berge. Il fera un bon repas pour ses frères. Voilà la leçon pour eux : on ne défie pas impunément Kavikawanka.
