Dehorian Poète
Messages : 121 Date d'inscription : 08/04/2011 Age : 43 Localisation : France
| Sujet: Journal d'un Lycan (1) Sam 4 Juin - 14:29 | |
| Première entrée.
Je fais quoi là, assis sur ce siège inconfortable face à ce bureau en bois bon marché dans cette chambre d'hôtel miteuse à écrire des lignes sur un cahier? Pourquoi diable en suis-je revenu là? D'où sort ce besoin que je ressens maintenant de jeter mes pensées sur le papier? Il y avait si longtemps que j’avais perdu cette habitude, pourtant. Si longtemps que ce besoin viscéral ne s'était plus fait ressentir. Je m'en croyais débarrassé...
Ce doit être cette chanson. The Last Leviathan des McCalmans. Un ami me l'a fait découvrir il y a quelques jours, et je l'avais mise de côté. Je l'ai réécoutée aujourd'hui et... Et depuis je l'écoute en boucle. Il y a, je ne sais pas, quelque chose dans les accents de cette voix d'homme à la douceur presque féminine, qui m'évoque les courbes vallonnées de cette Écosse que ma mémoire chérit tant. Quelque chose qui en appelle à la puissance de l'océan. Qui me renvoi un petit Loch perdu au milieu d'une campagne déserte, le rose de l'aube teintant et le ciel et son eau d'un éclat de pure magie à mes yeux seuls destiné.
Et puis je resonge aux femmes, les femmes d'Ecosse, drôles, joueuses, impertinentes, belles, forcément. Je revois ces esquives leur donnant l'irréelle vivacité de gazelles très souvent chassées mais jamais mises aux abois. Je revois leurs mains venant frapper les doigts un peu trop entreprenants avec la soudaineté d'un éclair orphelin déchirant un bref instant l'azur sans nuage d'un ciel d'été.
Ou bien alors, il y a quelque chose dans cet a capela presque monotone qui vient toquer aux portes de mon histoire, portes qui ne demandaient, semble-t-il qu'à s'ouvrir. Ceci dit peu importe. Au fond, je ne m'en plains pas vraiment. De fait, j'ai toujours aimé profiter ainsi de la nuit pour noircir le papier. Je ne connais rien de plus libérateur, en fait et très ironiquement. Moi qu'on a si souvent qualifié de bête sauvage, je me défoule en réfléchissant par écrit. Sauf que j'ai besoin de le structurer, cet écrit. D'en faire autre chose qu'un simple exutoire. Et me voila donc, je m'en avise, décidé à tenir un nouveau journal. Combien déjà? Trop, beaucoup trop. Mais tous répondaient à un besoin profond, un besoin du moment. Le besoin d'écrire, et se faisant de penser, enfin, réellement. Et donc, comme à chaque fois, je vais partir du principe que c'est la toute première que je tiens de telles chroniques. Et pour les débuter, ces chroniques, je vais peut-être simplement commencer par le commencement, à savoir mon nom.
Je m'appelle Lucas Fabre. C'est mon vrai nom, celui sous lequel j'ai été baptisé quand j'étais encore un bébé, et même si j'ai depuis longtemps perdu le compte de tous les autres, tous ceux que j'ai porté un jour, en mon for intérieur, toujours je serais Lucas Fabre. Tel je suis, tel j'entends rester. D'ailleurs j'ai beaucoup de chance, en ce moment, car c'est de nouveau le nom que je porte. Ça faisait trop longtemps que je ne l'avais pas utilisé ainsi, et je reconnais que par ce simple fait, je me sens tellement mieux que je ne l'ai été depuis des années. Porter mon vrai nom en pleine lumière. Quel plaisir. Surtout que, au risque de paraître arrogant, j'aime ce nom. Il a quelque chose de... de puissant en lui. Ou alors est-ce moi qui lui donne de ma puissance? Je ne sais pas, et peu importe je pense, au final. Ce que je sais, c'est qu'il me va comme un gant, ce nom, mon nom. Enfin bref. Pour me décrire sommairement, je mesure un mètre soixante quinze pour près de soixante cinq kilos et je suis toujours entièrement vêtu de noir, y compris ce long manteau de cuir que je ne quitte pratiquement jamais -et non, je ne suis pas qu'un éhonté poseur, j'ai une raison pour le porter, et peut-être vous la conterais-je un jour-, j'ai les cheveux plus longs que ceux de la plupart des femmes et aussi noirs que l'ébène. Rasé de près, toujours. Le regard scrutateur. L'œil émeraude. Un demi-sourire ironique sur les lèvres la plupart du temps. Une femme m'a dit un jour que j'étais à l'image de la véritable noblesse, froidement arrogant, toujours enclin à écraser les autres de ce dédain inconscient que j'ai envers qui n'est pas mon égal.
Et me croiseriez-vous dans la rue, d'ailleurs que vous ne pourriez vous empêcher de me regarder, et ce faisant de vous sentir soudain presque insignifiant. Parce que contrairement à vous, où que je sois, je suis chez moi. Je me suis retrouvé au milieu de la plus haute des sociétés comme dans les pires culs de basse fosse. J'ai diné aussi bien à la table d'un roi qu'à celle d'un lépreux. J'ai rencontré des hommes devenus des légendes, et je les aie aussitôt oubliés, les jugeant indigne de mon attention, alors que je me souviens encore avec amusement de la naïve sagesse d'un vieux trappeur aux cheveux blancs, là-bas dans la forêt acadienne. De sa sagesse et de sa gouaille à nulle autre pareille. Dieu qu'il me manque, ce vieux fou.
Et c'est ceci qui vous en imposera, toutes ces expériences que j'ai vécu et qui font partie de moi, de ma façon d'être, de penser. Qui se lisent dans mes yeux quand je les poses sur l'un d'entre vous. Comment, ne pourrez-vous vous empêcher de vous demander alors, peut-il être aussi jeune? Car voila, on me donnerait une petite vingtaine d'années, tout au plus. Mais ça, c'est parce que vous ignorez que j'ai un secret. Mais dîtes-moi, souhaiteriez-vous le connaître, ce secret? Vous en êtes tout à fait sûrs? Parfait. Alors, continuez. Continuez donc à lire ces mots laissés par moi à votre intention dans ce livre entre vos mains, comme un piège dont vous ne pouvez déjà plus vous extraire, fait de la subtilité d'une plume par trop habile mise au service d'une histoire comme jamais il n'en fut contée.
Je suis Lucas Fabre, et pour ce que j'en sais, je suis peut-être l'homme le plus vieux du monde. Je suis né une vingtaine d'années avant l'an mil de notre ère, quelque part sur les terres du Poitou. Mon père était... un baronnet sans réel mérite, à part celui d'avoir su naître fils unique et donc par le fait, héritier de son père -mon grand père-. C'était un homme secret et distant que mon géniteur. Ce n'était pas lui qui allait laisser à penser qu'il témoignait un quelconque intérêt au sort de son fils unique. Que non pas. Jamais un sourire, jamais un mot d'encouragement. Jamais un geste tendre.
Peut-être est-ce lié à la mort de ma mère. Peut-être haïssait-il farouchement celui qui avait pris la vie de sa bien-aimée épouse. Peut-être.
Ou alors n'était-il rien d'autre que le reflet pâle et sans relief d'une époque depuis longtemps révolue lorsque je vins au monde, celle des guerriers des temps jadis à la bravoure devenue légendaire, mais aussi à la barbarie vorace, incapable de laisser à une quelconque subtilité droit de cité.
Je m'avise, en écrivant, que si quelqu'un me lit il doit commencer à penser que ce journal est celui d'un fou. Sauf que ce quelqu'un aurait tort. Je suis beaucoup de choses, mais je ne suis pas fou. Ce serait tellement plus simple de l'être. Tellement plus facile. Sauf que non, je ne le suis pas. Et je n'ai pas envie de faire semblant de l'être pour arranger les gens. Si quelqu'un lit ce journal un jour, il va devoir accepter cette idée une bonne fois pour toute: il ne s'agit pas des élucubrations d'un dément. J'ai bel et bien mille ans. Et je pourrais le prouver de dizaine de façons.
Par exemple, il existe des ruines dans une forêt du Poitou, les ruines d'un vieux château depuis longtemps écroulé. Si vous les trouvez, vous trouverez une poutre en chêne massif couchée au milieu de ce qui fut une cuisine. Si vous la faîtes bouger suffisamment, vous verrez une trappe. A l'intérieur un passage secret avec des alcôves dans les parois. Et dans bon nombre de ces alcôves, soigneusement emballés, des cahiers dans lesquels vous pourrez lire mon premier journal ainsi que ceux qui le suivirent, vieux de plus de cinq cent ans, ainsi que tous ceux qui le suivirent. Et celui-ci, lorsque le besoin qui me force à le tenir s'en sera allé, ira les rejoindre, dans ce sépulcral mémorial dédié à ma mémoire. Et dans chacun d'eux vous trouverez la même écriture, les mêmes tournures de phrases, la même musicalité. Il s'agit là de mes chroniques. Des miennes et des vôtres.
Mais même alors. Ceci n'est que l'une des multiples preuves que je peux avancer. Voulez-vous que je vous parle de cette visite annuelle que je rends à un monastère perdu dans le cœur de l'Angoumois depuis plus de trois cents ans? Voulez-vous que je vous parle de l'amitié étrange qui me lia avec le prêtre sur la tombe duquel je viens me ainsi me recueillir, années après années, pleurant sur la fatalité qui me condamna à cette éternité endeuillée? Peu importe, le fait est: je suis vieux de plus d'un millénaire. Comment une telle chose est-elle possible, doit se demander l'éventuel lecteur de ce journal, alors qu'il a l'apparence d'un jeune homme de vingt ans? C'est parce qu'un antique pouvoir coule à flot dans mes veines d'une part, et que j'ai eu pas mal de chances durant ces mille ans d'autres part.
Le pouvoir me permet de rester jeune et de ne pas mourir de mort naturelle, et la chance fait le reste. Songez-y, pendant mille ans j'ai été de batailles en combats. La violence a parsemé ma vie de part en part... Et pourtant je suis toujours là, à marcher parmi les humains, à attendre pour une raison que j'ignore, silencieux témoin de l'histoire des hommes. J'en ai rencontré d'autres comme moi, vivant eux aussi parmi les hommes. Mais je suis le plus vieux parmi ceux-là. Et je ne suis pas vraiment des leurs. Je peux collaborer avec eux, je n'ai jamais rechigné à leur rendre service, il m'est même arrivé de former certains de leurs jeunes. Mais... Mais je ne suis pas l'un d'eux. Je suis seul au monde, et je le resterais sans doute tant que durera ma vie. C'est là ma croix et mon fardeau. Ceci dit, si vous aviez vu mourir des centaines de gens autour de vous, si vous aviez du changer de nom plusieurs millier de fois, si à chaque fois que vous vous attachiez à quelqu'un vous songiez malgré vous au moment où il va fatalement disparaître... Je crois qu'au final vous choisiriez la solitude vous aussi...
Et me voila, je m'en avise, parti pour faire dans le mélodrame. Je vais éviter, en fait. Disons que j'ai eu une enfance difficile adaptée à une époque difficile et passons à la suite. Connaissez-vous un peu l'histoire de France? A l'époque, on l'appelait la Francie. Elle était gouvernée, si on peut appeler ça ainsi, par les derniers des Carolingiens. Je suis né sous le règne de Lothaire de France, l'avant dernier descendant de Charlemagne à avoir ceint la couronne de France. Sept ans plus tard, Hugues Capet succédait à Louis V, au règne d'un an. Savait-il qu'il fondait, ce faisant, la dernière dynastie des rois de France? Pouvait-il se douter qu'a sept siècles de là ses descendants -les Bourbons- occuperaient toujours le trône?
J'en doute, et peu importe, je digresse et je m'en excuse. Moi je l'ignorais, tout comme j'ignorais que je verrais de mes yeux le dernier des Bourbon de France se faire décapiter. Mais il faut dire que je n'avais que sept ans lorsque Hugues Capet accéda à la Royauté et que même si comme tous les enfants je me savais immortel, j'étais très loin de ces considérations. Et treize ans plus tard, en l'an mil, alors que j'en avais vingt et que je faisais de ma vie un grand n'importe quoi pour me convaincre que j'étais toujours immortel, j'en étais toujours très loin. Ce que l'on peut être idiot lorsque l'on a vingt ans. Ce que c'est bon d'être idiot lorsque l'on a vingt ans.
Mais en fait non, je m'en avise, nous n'étions pas encore tout à fait en l'an mil, c'est vrai. Car j'étais encore un enfant qui jouait à être un homme et qui jetait encore un regard indifférent à la lune quand d'aventure il se rappelait son existence. Mais aussi comment aurais-je pu savoir cette fascination qu'elle allait engendrer en moi? Comment aurais-je pu deviner ce pouvoir qui allait lui être octroyé sur moi en ce jour où, pour la pénultième fois du millénaire elle se trouvait pleine? Comment...
A cette époque j'étais à la tête d'une bande de jeunes nobliaux avides d'actions et de gloire, en dignes fils de la noblesse d'épée que nous étions. Nous écumions le pays soi disant pour protéger le peuple des brigands et autres insurgés qui infestaient la campagne poitevine à l'époque, mais en réalité plutôt dans le but de faire couler le sang à la première occasion. Mais je vous l'ai dit, déjà, il me semble. L'époque était dure. Et moi j'étais à son image. Une partie de moi l'est encore.
Suis-je pour autant un démon? Non. Car il y a bien longtemps que j'ai cessé d'attacher la moindre importance au pouvoir et à la... domination. Ceci dit, pour être tout à fait franc, il faut bien reconnaître qu'en termes de pouvoir je ne me connais aucun égal. Je suis trop... trop vieux pour ça. Il y a encore cinq cent ans, peut-être aurais-je répondu différemment. Mais j'ai déjà fêté mon millénaire, et pour quelqu'un comme moi, ça change tout. Ça me met... un cran au dessus de tout le monde. Mais là encore, je m'égare, et je m'en excuse.
Nous étions donc toute une bande à écumer les terres de nos parents en prenant des airs menaçant et en cherchant ostensiblement la bagarre. Il était fatal que nous la trouvions. Nous avions entendu parler d'une bête, qui tuait des paysans. Nous avons voulu aller vérifier de visu. Nous pensions que les serfs qui nous avaient renseignés étaient des couards et qu'un loup ou un ours particulièrement audacieux ou affamé les avait effrayés. Nous étions jeunes. Nous étions nobles. Nous étions sûrs de nous et de notre superbe. Nous étions abrutis de stupidité et de suffisance en vérité.
D'ailleurs, j'y songe, aurais-je été juste un rien moins arrogant que je ne l'étais à l'époque -et ne croyez pas ce qu'on pourrait vous raconter sur moi à ce sujet, à ce niveau je ne suis plus que l'ombre de celui que j'étais alors- je ne serais plus là pour rédiger ce texte aujourd'hui. Je serais mort il y a mille ans, sinon de ma belle mort, du moins d'une mort normale. Au lieu de quoi...
Au lieu de quoi je me suis retrouvé par cette nuit de pleine lune à arpenter les terres d'un baronnet local, l'oncle -ou le cousin, je ne me souviens plus vraiment- d'un des hommes qui chevauchaient avec moi. D'un des gamins croyant être un homme plus tôt. Nous cherchions cette fameuse bête. Et, malheureusement, nous avons fini par la trouver. Ou plutôt, c'est elle qui nous a trouvé nous. Objectivement, ça a été très vite. Une seconde nous chevauchions en prenant des airs dangereux et en faisant beaucoup de bruit -tellement de bruit que j'ai honte en y repensant sachant qu'aujourd'hui je serais incapable d'en faire autant même en me forçant-, la seconde suivante l'un de nous, déjà, était mort. Puis encore une seconde, et le second de mes camarades tombait à son tour.
En tout je pense que ça n'a pas duré plus de trente ou quarante secondes. Je fus le dernier, et j'avais à peine eu le temps de dégainer mon arme. J'ai quand même pu frapper, mais je ne crois pas l'avoir touché. Mais ça a suffit pour me sauver la vie, la force de l'élan de mon arme fut suffisant pour m'entraîner en avant juste assez pour que ses crocs ne se referment pas sur ma carotide, mais pas assez pour qu'elle s'en rende compte. Ensuite... Et bien je n'ai pas eu besoin de me forcer à faire le mort puisque j'ai perdu connaissance, tout simplement...
Lucas Fabre, Janvier 2011
Dernière édition par Dehorian le Dim 5 Juin - 3:02, édité 2 fois |
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