Ma vie en cinq sec (5)
Étrange comme les choses se mettent en place. Sans le Krach boursier de mille neuf cent vingt-neuf, Les Ricains n’auraient pas récupéré les billes qu’ils avaient investies en Allemagne. Du coup, le pays où vivait ma mère ne se serait pas écroulé. Il n’aurait pas connu la faillite, l’inflation délirante, la montée dramatique du chômage et tout le merdier qui allait avec. Au final, Hitler n’aurait pas été porté jusqu’à la plus haute marche du pouvoir quatre ans plus tard. De là, la Deuxième Guerre mondiale n’aurait pas eu lieu, mon père ne serait pas venu en Europe, n’aurait donc pas connu ma mère et moi, je serais encore dans les limbes. A posteriori, cela fait de moi un être vraiment exceptionnel si tous ces évènements se sont agencés spécialement afin que je voie le jour. Quand même cinquante millions de macchabées, ce n’est pas peu. Je trouve même que c’est cher payé. Tout ça pour quoi ? Les mystères de la création sont insondables. Tout ça pour que je puisse siroter tranquillement ma bière devant ma télé. Merde, ce n’est pas rien ! Mon destin doit m’attendre bien planqué derrière les chiottes du marché. Un jour, ils vont débarquer chez moi, les types des services secrets, de la CIA, du bureau vingt et un, ou que sais-je : « Monsieur Choucroute ? – Ouaip ! – Vous savez ce qui nous amène ? – Ouaip ! Mais comment m’avez-vous découvert ? — Les canettes de bière Choucroute, les canettes de bière. On en a ratissé quinze tonnes autour de chez vous. Vous n’êtes pas discret, vous n’espériez tout de même pas passer inaperçue avec un tel comportement ? À présent, la plaisanterie a assez duré. La France a besoin de vous ! » Là, je suppose que je lui dégueule sur la tête au mec des services secrets. Il meurt, noyé dans la bière. Bingo, je me découvre un super pouvoir. Dégueul-Man ! Putain, ça en jette ! C’est cohérent, vu qu’à la place du bide, j’ai déjà la barrique. À moins que ce ne soit Pisse-Man. « — Bonjour m’dame, y parait qu’y a une piscine à remplir chez vous ? » De ce côté-là aussi je ne suis pas mauvais. Bon, il m’étonnerait fort que les choses se soient organisées juste pour que je voie le jour dans les conditions que j’imagine. Si c’était le cas, étant donné que tout évènement prend sa source dans un autre qui l’a précédé, il faudrait vite remonter à l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand et de fil en aiguille on se retrouverait rapidement en pleine guerre de Cent Ans avant de montrer du doigt Ève dans son Éden. Faudrait-il penser pour autant être à la source ? Il reste encore les petits mammifères qui ont survécus aux Dinosaures à la fin desquels j’ai assisté, quasi en direct sur ma télé hier soir. Voilà le point de départ ! Heu... peut-être pas. Plus tôt, c’est encore des millions d’années d’évolution, la création de la vie, de la terre, de l’Univers avant tout le reste. Bref, faut remonter jusqu’au Big Bang pour comprendre ce que je fous ici. Tout ça pour que je puisse dégueuler sur un mec du bureau trente-deux. Putain ! Ça a un sens ? Sans déconner !
Il faut quand même se méfier des types qui prennent la vie au sérieux. Genre, les mecs bien carrés au destin tout tracé, ceux qui ont des visions, les chefs nés, parce que ces types sont exactement comme moi, ils savent que le monde a été fabriqué sur mesure juste pour eux. Des dingues ! Même croire que l’Univers est apparu afin que la petite crotte de chiures de mouche sur laquelle nous vivons puisse tourner tranquillement autour d’une étincelle, c’est un truc de malade. Tout est fou, tout est faux, bon, à part la bière évidemment. La Kro spécialement. Bonne, blonde et qui déchire ! Surtout relevé d’un petit verre de whisky.
Non de d’là ! Je crois que j’ai un peu déconné. Faut que je me calme sur la bibine. Qu’est-ce que je voulais dire lorsque j’ai commencé à écrire, j’en étais où ? Je ne sais même plus. Ah ouais, la mort de ma mère. Ouais, qu’est-ce qu’il y a à en dire ? Un jour ma mère est morte. Voilà, c’est dit, un jour ma mère est morte, ma mère est morte. Depuis, c’est le vide dans ma vie. En confidence, je vous le dis, la bière ne remplace pas. Elle soulage jusqu’à quatre heures de l’après-midi, mais ensuite elle participe à mon écroulement psychologique. Des fois, le soir, je chiale comme une Madeleine, tout seul devant mon poste de télé allumé pour rien, juste pour la clarté de son écran et les couleurs qui s’en échappent. Parfois, je suis tellement défoncé que je n’arrive même pas jusqu’à mon lit. Une fois, je me suis même réveillé dans les chiottes, la tête posée sur le rebord de la cuvette comme sur un billot, du dégueulis partout sur ma chemise et le froc plein d'une pisse froide. Pas toujours facile à contrôler les superpouvoirs. Je me suis baladé pendant quinze jours avec une minerve autour du cou à cause de cette nuit-là. Qu’est-ce que je devais avoir l’air con ! Comment s’est passé son décès qu’ils doivent se demander de l’autre côté de la page ? Le plus simplement du monde. Ma mère est morte d’un arrêt cardiaque. On l’a retrouvée à moitié couchée sur la table de la salle à manger, dans le sens de la longueur, les bras en croix, la tête dans le saladier comme si elle avait voulu se taper les feuilles de frisée sans se salir les mains.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, je me suis retrouvé riche, d’un coup. J’ai découvert par l’entremise d’un notaire que j’étais l’héritier d’une petite fortune. Je n’en revenais pas. Jamais ma mère ne m’avait mis au courant. Mais d’où pouvait bien provenir tout ce fric ? demandai-je au notaire. Il me répondit que ma petite maman en avait elle-même hérité du petit Français. Bon Dieu ! Elle avait eu le nez fin en s’agrippant à lui ! De là, je ne pus plus m’empêcher d’imaginer qu’elle s’était arrangée pour le flinguer celui-là aussi. Je dis aussi en référence à mon père. Bien entendu, tout ça n’était que du pur délire, mais, que voulez-vous, j’avais tant de plaisir à croire vrais ces évènements fantasmatiques.
Bon, je relativise les choses, la somme que j’ai reçue, frais de succession et autres bricoles déduites, n’était pas considérable au point de pouvoir m’acheter une île, mais elle m’offrait la perspective d’une vie peinarde sans plus avoir à travailler. J’aurais pu voir le monde, voyager, aller de pays en pays sans trop avoir à compter, mais je n’ai pas l’esprit aventurier ; alors, j’ai préféré rester à Lyon à ne rien branler, sauf faire les rades et picoler.
Je n’ai rien dit à Maria de cet héritage. Enfin pas le principal. Oui, ma mère avait bien laissé un peu d'argent, mais si peu. Elle ne s’est jamais doutée que nous étions riches à millions. Si je le lui avais révélé, je suis certain qu’elle m’aurait plaqué du jour au lendemain et qu’elle se serait tirée avec la moitié du pactole. C’est aussi pour cette raison que j’ai préféré ne rien changer à ma vie, à part bien sûr me la couler douce. Les premiers temps, je faisais comme si je continuais à faire les marchés. Le matin, je me levais comme avant, en décalant petit à petit mes horaires de réveil. À la fin, je me levais aussi tard que je le voulais en prétextant avoir trouvé des endroits où disposer mon étal l’après-midi. Elle gobait tout tant que le fric rentrait à la fin du mois. Pour finir, j’inventais un employé qui faisait le boulot à ma place. Je le rémunérai, soit, mais il était si doué pour la vente qu’il me rapportait trois fois plus que lorsque je m’occupais moi-même des affaires. Elle voulait que je lui présente cette perle. Quelle conne ! Ah, il n’y a pas à dire, j’avais tiré le gros lot avec celle-là.
Bon, un petit coup pour se remonter le moral. Bière-whisky et puis quoi encore ?… Ah, ouais, un café, frappé, cela va de soi.
DRK