Ma vie en cinq sec (8 et fin) (ouf ! pensent-ils)
Survolons l’histoire et voyons où cela a mené l’humanité. Bilan technologique, cent sur cent ! Le top ! Bilan humaniste, zéro ! À chier ! Les gens ne pensent plus qu’au fric, qu’à devenir euromillionnaire, quoique sur ce sujet je ne devrais peut-être pas trop l’ouvrir. J’ai gagné sans avoir à jouer et comment ai-je utilisé ma petite fortune ? J’ai tout picolé. Quelle larve je fais ! Le bras du mal, c’est toujours celui de l’autre, c’est un lieu commun que de le dire. Pourtant, on peut bien se l’avouer de temps à autre, nous sommes tous de sacrés salopards quand ça nous prend, c’est peut-être pour cette raison que l’on pardonne si volontiers les saloperies des autres lorsqu’elles ne nous touchent pas directement. Bon, et puis, être un enfoiré du bas, ça n’a quand même pas la même valeur que d’être un enfoiré du haut. « Hypertrophié du bulbe et du zob », une formule que j’ai entendue dans le dialogue d’un film, je ne sais plus lequel. Elle me va assez bien, comme elle s’applique aussi parfaitement à tous les mecs de la terre.
Si j’avais eu un tant soit peu l’esprit aventurier, comme je l’ai déjà dit, lorsque j’ai reçu l’héritage du petit français, je serais parti, j’aurais vu du pays, mais non, je suis resté ici. J’ai opté pour le voyage immobile et les transports éthyliques ; les putes et les bordées ; le roulis de la cuite plutôt que celui de l’océan. Ma vie pendant ce temps a foutu le camp, s’est diluée dans une mer mousseuse, couleur or pisse. Tout me dégoute maintenant, tout m’a toujours dégouté d’ailleurs. Les gens surtout, en particulier les gens bien-pensant, les proprets, les nickels de chez nickels, les bien coiffés, les bien nippés, les « désolé, je ne bois pas », les « t’as vu ma bagnole », les « faut respecter la croyance », les « tu fermes ta gueule, c’est moi qui commande », tous ces connards qui se pensent au-dessus des autres. Même les personnes de ma famille je ne peux plus les encadrer. Quoi que ma famille se résume à peu de choses, mes filles et mon fils. Tu parles d’une descendance. Trois maquerelles et un glandu qui n’a jamais été foutu de bosser de toute sa vie. Remarquez, il a de qui tenir. Au moins, je ne peux pas le renier celui-là. Si ça se fait, je suis moi aussi le digne fils de mon père. Après tout, peut-être n’a-t-il jamais été autre chose qu’un tire au flanc, un poivrot qui n’a réussi à baiser ma mère que par la grâce des dollars qu’il avait à lui proposer en échange. Oui, je sais, cela ferait d’elle rien moins qu’une pute. Et alors, qui peut juger ? Ç’aurait été drôle de rencontrer mon père dans ces conditions. « Papa ! » — « Mon fils ! » — « Qu’est-ce que tu bois ? » — « Un truc de chez moi, bière et whisky. Tu vas voir, ça décoiffe. »
L’autre jour, mon médecin m’a annoncé que j’ai un cancer. Mon foie part en morceau. Dans quelques mois, je ne serais plus qu’une loque. Je sais comment ça va se passer. On va me filer des cachetons par dizaines, me faire toutes sortes de trucs bizarres, m’ouvrir le ventre en dernier ressort et puis un matin de pluie, maigre comme un squelette, je crèverais sur un lit d’hôpital dans l’indifférence générale, tout seul, comme j’ai toujours vécu. Ce que je redoute, c’est la souffrance, la déchéance qui accompagne la maladie. Je ne veux pas partir comme ça. Dans un coin du grenier, il y a déjà pas mal d’années, j’ai découvert le flingue du français enveloppé dans du papier gras. Un vieux mauser P38 qu’il a dû prendre sur le cadavre d’un boche à la suite d’un de ses hauts faits de guerre, à moins qu’il ne l’ait simplement acheté au noir auprès d’un amerloque de la grande armée des conquérants, mon père peut-être, qui sait ? Enfin, quelle que soit l’histoire de ce pistolet, le principal est qu’il soit là et qu’il m’offre ma porte de sortie. J’ai toujours pensé ce genre de trucs, que quoi qu’il arrive dans mon existence, si cela devenait véritablement insupportable, je pourrais y échapper par le suicide. Je crois que cette idée m’est venue le jour où j’ai trouvé cette arme. Dès lors, je me suis senti libéré d’un poids avec l’impression de pouvoir maîtriser mon avenir en mettant un terme d'un coup à toutes les conneries, les miennes et celles des autres. Je crois bien que ce jour est venu. J’ai déjà tiré quelques coups avec le flingue dans ma cave. J’ai dégommé quelques bouteilles, vides cela va de soi, histoire de voir si je savais viser avec suffisamment de précision, bien que pour l’utilisation que je vais en faire, la précision n’est pas particulièrement utile. Tu mets le canon dans la bouche, tu presses la détente et t’avales ta dernière dragée, au propre comme au figuré. Le truc, c’est que je ne voudrais pas en foutre partout. Je vais mettre une vieille couverture sur le canapé. Je vais faire ça sur le canapé, devant ma télé. C’est là que j’ai passé la plus grande partie de ma vie en dehors de mon lit, je peux bien la finir ici. Il reste le choix du programme, du jour et de l’heure. Pour le jour, celui-ci me convient parfaitement, l’heure immédiate aussi. Le programme ? Voyons voir, oh, j’ai une idée, un vieux DVD avec Meg Ryan, une histoire de cache-cache sentimental par internet interposé, d’échange épistolaire sous couvert d’anonymat. Voilà ce qu’il me faut pour partir en douceur. Bientôt, on me mettra dans ma dernière bière comme chantait Brel et je n’aurais servi à rien, et ce sera comme si je n’avais jamais existé.
Que c’est con la vie !
_______________________________
« — C’est vous qui avez découvert le corps ?
— Oui.
— Comment êtes-vous entré, la porte était ouverte ?
— Non, j’ai la clef.
— Vous habitez ici ?
— Non. C’est la maison de mon père.
— Ah, pardon. Mes condoléances.
— … »
KDR