15. Du bon usage du secret
25 septembre 2011
J’ai pris ma journée ; j’ai décidé de me retrouver, telle que j’étais, telle que tu m’avais aimée le jour où tu m’as rencontrée. T’en souviens-tu seulement…j’ai tourné le dos à ces murs sordides et à l’odeur de pourriture, je t’ai laissé dans le four de la quiche d’hier, et un mot sur la table. Et je suis sortie.
J’ai conduit pendant une heure trente, à mesure que je m’élevais j’avais l’impression que ma respiration s’allégeait. D’abord je n’ai plus longé le fleuve, puis les virages se sont succédés, dans cette lumière presqu’encore de fin d’été. J’ai retrouvé dans le dessin familier de mes montagnes une émotion que je croyais morte. Je ne suis cependant pas allée jusqu’au village, je ne voulais voir personne, juste être à nouveau moi-même, seule, pour une fois. J’ai garé la voiture derrière la scierie, et pris le GR, pour un temps seulement car je ne voulais pas risquer de croiser des randonneurs. J’obliquai rapidement à travers bois, puis je me suis retrouvée sur le sentier de mon rêve.
Je savais qu’il était vain et malsain de chercher l’endroit exact, pourtant devant moi j’ai reconnu l’arbre, tout était tel que je l’avais imaginé, les fougères, le tronc légèrement dévié, le creux protecteur. J’avais dû venir ici autrefois et cet endroit était resté gravé dans mon subconscient, se rappelant à ma mémoire de cette étrange manière, à travers le rêve.
Mais de savoir qu’il existait vraiment m’a rassérénée. C’est comme retrouver un ancien amour, il est encore là pour moi, il existe. Saura me protéger.
Je me suis blottie dans la mousse et les aireliers, j’ai fermé les yeux et j’ai dormi. Le frôlement d’un faucheur sur ma joue m’a réveillée ; je chassai doucement l’insecte puis me suis relevée, surprise de ne ressentir ni courbature ni humidité dans mes membres, surprise aussi de voir que l’après-midi était déjà bien entamée. Il allait falloir rentrer. J’étais reposée, comme remise à neuf.
Je suis revenue, tu m’as demandée où j’avais passé la journée, et je t’ai menti, j’ai prétexté des courses à faire, des vêtements à acheter, et pas trouvés finalement car trop cher ou mal coupés…tu me sais difficile à satisfaire, tu as souri sans insister.
Et je me suis couchée le cœur chaud de mon secret.
Alors là, fallait pas charrier quand même. Jusque-là j’avais lu et mis mon esprit critique en berne, mais là…donc elle passe son après-midi à faire la sieste sous les fougères et elle débarque chez elle comme une fleur, c’est le cas de le dire, à peine froissée, genre j’étais juste au supermarché du coin… vous avez déjà essayé de dormir dans un sous- bois ? D’abord la mousse , si on croit qu’elle est douce c’est qu’on n’a pas expérimenté –et moi j’avais expérimenté, d’accord pour des siestes plutôt crapuleuses et agitées- ça pique et c’est humide, et puis il y a de la terre, de l’humus, des épines, que sais-je des feuilles, des insectes…et elle ressort de là même pas dépeignée…juste une pauvre araignée qu’elle balaye avec nonchalance… ou alors effectivement y a longtemps que son gars ne l’a pas regardée. J’imagine facilement la tronche que j’aurais dans pareilles circonstances : des épines dans les cheveux, voire plus, les genoux terreux, les joues égratignées ou les mains, les chaussures boueuses…chéri j’ai fait les soldes ! Ou alors elle avait prévu la tenue de rechange mais je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça ne colle pas au personnage.
Quand j’avais dit deux mots à Fred de ma découverte, ça ne l’avait pas intéressé plus que ça… Il avait juste trouvé curieux que je prenne plaisir à lire les mots de cette femme que déjà il taxait de chieuse ou autres métaphores odoriférantes.
Mais comme il est depuis toujours un lève-tard, je mis à profit ces heures de répit pour avancer dans ma lecture. Il y avait quelques pages qui racontaient par le menu son quotidien de caissière débordée, et de femme au foyer, ses espoirs le plus souvent déçus, l’absence de son homme et son indifférente présence. Cela ne risquait pas de me donner envie de pouponner. L’enfant était là, entre eux, omniprésente. On sentait, malgré l’amour qu'elle semblait éprouver pour la petite, ce que cela portait aussi de désespoir.
Je revoyais toujours malgré moi le moment où j’avais surpris cette scène familiale depuis ma voiture ; une scène ordinaire, mais qui l’était beaucoup moins depuis qu’il me semblait connaître les protagonistes. Je tenais désormais pour acquis que la clé était tombée lorsque la petite fille s’était penchée ; j’avais l’impression d’être en quelque sorte entrée dans le film, ou dans le livre. Comme si le fait d’avoir observé cette famille à son insu avait contribué à fabriquer son existence, à faire naître ces pages, cette histoire. Ce qui me troublait encore davantage c’était l’idée que lorsque j’aurais tout lu, leur histoire se continuerait sans moi. C’était d’ailleurs déjà le cas, depuis une semaine. Je me sentais exclue. Cependant si je ne lisais plus le journal de l’étrangère, quelle garantie avais-je alors de son existence ? Une fois le livre refermé et le lecteur enfui, qu’en est-il des personnages ? Bien sûr ils étaient personnes avant d’être personnages, mais, dans le secret de ma lecture, je me sentais en quelque sorte dépositaire de leurs destins…