Nous avions laissé le bon docteur Hermann Faust aux prises avec une diabolique expérience onirique. Souvenez-vous, sa plage de rêve s'était peu à peu transformée en monde de cauchemar envahi par des crabes noirs monstrueux. L'un d'eux, d'une taille quatre ou cinq fois plus grosse que celle des autres lui avait désigné la mer d'une pince nonchalamment soulevée.
Juste avant de sentir une pince lui ouvrir le ventre de l'intérieur, Hermann Faust avait jeté un seul regard vers la destination indiquée par le gros crabe. Et ce qu'il avait vu... Devant lui, à quelques centaines de mètres au large, une montagne verdâtre de vase et d'immondices venues du plus profond de l'océan se dressait à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la surface. L'eau toute entière se teintait à présent d'une maudite couleur vert foncée, délavée et moisie.
Une atroce odeur de pourriture et d'iode salie par des siècles d'un sommeil démoniaque et de reproductions indicibles envahit en quelques secondes le rêve du docteur. Ses narines furent vite pleines de cette horreur olfactive délétère et une violente nausée lui rappela qu'un simple rêve ne peut contenir autant de choses dégueulasses. Même le pire des cauchemars n'aurait jamais contenu autant d'atrocités indicibles et de suggestions délirantes.
Mais revenons à la chose sortie des eaux primordiales. Évidemment, tout ce que vit le docteur se passa dans le laps de temps précédant son brusque réveil, mais nous conviendrons que dans le monde onirique le temps ne s'écoule pas de la même manière que dans le monde de l'éveil.
Ce que nous pourrions appeler une pieuvre, du moins la tête de cet animal répugnant, scrutait l'horizon derrière le docteur avec un appétit avide de mal et de violence terrifiant. Les quelques secondes durant lesquelles Hermann Faust posa les yeux sur cette chose ignoble lui semblèrent une éternité inimaginable. La folie la plus puissante et sans espoir de retour au monde des mortels s'imposa durant ces terribles secondes.
La cyclopéenne tête de pieuvre verte dardait son regard malveillant sur le monde qui s'ouvrait à elle après des éternité d'un sommeil forcé. La chose qui n'aurait pas du être en vie était pourtant bel et bien là, ironique manifestation d'une monstruosité prête à dévorer un monde totalement insouciant. A son contact des milliers de petits poissons tentaient de fuir désespérément cette terreur aquatique. La plupart mourraient en fondant à son contact. Les autres finissaient par se retrouver sur le dos, empoisonnés par une pestilence sans nom.
L'eau n'était plus qu'un cloaque verdâtre grouillant d'une vie sacrifiée sur l'autel de la renaissance d'un dieu qui ne devrait pas exister. Requins, cachalots, mollusques, crustacés, et même quelques dauphins ainsi qu'une baleine à bosse furent balayés sur le rivage en un seul terrifiant coup d'une espèce de patte ou de palme d'une taille absolument indescriptible. Et la chose, la montagne avançait lentement vers la plage où Hermann Faust, absolument hypnotisé par la titanesque pieuvre cauchemardesque, ne pouvait faire autre chose que de diriger son regard vers elle.
Vers cette colline de fange et de souvenirs démoniaques d'un monde pré-humain depuis longtemps relégué à de simples légendes, de banales pages dans de vieux livres d'histoires d'horreurs pour adolescents en manque de frissons faciles. Sauf que, dans le monde du sommeil où avait pénétré malgré lui le docteur, ces vieilles histoires n'étaient pas que des légendes.
Et juste au moment où la chose d'un autre monde faisait mine de sortir de l'eau pour poser sa monstruosité liquide et purulente sur une plage à présent presque entièrement corrompue, le bon docteur accueillit presque avec soulagement la douleur d'une éventration venant à point nommé le réveiller. Ou plus exactement comme il finirait par l'apprendre plus tard, à revenir dans le monde léthargique et aux fausses perspectives des humains connectés au réel.
Et ce qui fit hurler le docteur à son réveil ne fut pas tant la fugace vision délirante du corps presque à moitié émergé de l'horreur cthulienne, mais bien le message télépathique envoyé par un cerveau à ce point incompatible avec une raison humaine que le docteur se vomit dessus dans son sommeil et qu'à son réveil, durant de terribles secondes, il vit le monde autour de lui couler vers le sol comme si tout fondait.
Les murs de sa chambre étaient déliquescents, le plafond se tordait en vagues écumantes de haine et de douleur mêlées, et son propre corps semblait comme vide de l'intérieur. Enfin, le pire de tout, son esprit résonnait encore de cette terrible intrusion dans son monde qu'il avait toujours cru réel.
A présent, il ne savait plus ce qui était l'éveil et ce qui était le monde cauchemardesque. Une seule chose pulsait à la frontière de son subconscient : une phrase ignoblement scandée en une langue gutturale et atrocement indescriptible. La tonalité en était empreinte d'une couleur auditive descendant au-delà des pires infra-basses supportables pour une âme humaine.
Il en était écoeuré jusqu'au plus profond de son être. Nous pourrions aisément comprendre sa détresse si nous aussi nous avions entendu dans notre esprit cette langue non humaine et pourtant que le docteur comprenait. Et cette voix d'outre-monde lui hurlait à lui en exploser la calotte crânienne : Faustus Diabolicus je suis Klutlut et je t'ouvre les portes du monde devant et autour et derrière et en-dessus et en-dessous du tien rien n'est vrai mais ici je suis tout et ta mort sera ta renaissance tout est latent en ton être alors ouvre ton ventre laisse couler ta matière cérébrale viens à moi ou je viendrai moi tu ne sourira plus jamais FAUSTUS JE TE DAMNE À DEVENIR MON ANIMAL DE COMPAGNIE ET A ME SORTIR DE CE MAUDIT SOMMEIL JE RAVAGERAI TON CORPS ET TON ESPRIT ÎA ÎA SHOGGOTTH SHUB NIGGURATH !!!
Alors le ventre du pauvre docteur s'ouvrit et le retour à son monde triste et prosaïque de médecin généraliste le laissa plusieurs jours sans donner de nouvelles à personne. De terribles questions le tourmentaient sans cesse, et ils ne pourrait trouver le repos qu'après avoir eu toutes les réponses.
Il savait désormais qu'un autre monde était caché juste derrière le nôtre, et qu'un immense savoir était accessible à celui qui en accepterait les règles. Il était prêt à tous les sacrifices, y compris à faire revenir d'entre les étoiles, lorsqu'elles seraient enfin alignées dans notre galaxie, tout un panthéon de terribles dieux aux ordres de ce Klutlut démoniaque.
A partir de ce jour, il délaissa la médecine traditionnelle et se consacra entièrement à l'alchimie, la démonologie ainsi qu'à tout ce qui pourrait lui inculquer un savoir ésotérique perdu depuis des éons, à une époque où l'humanité ne rampait pas encore ridiculement sur une terre stérile, et où de gigantesques monstres inimaginables adoraient des êtres venant des étoiles.
Il consacra sa vie jusqu'au jour de ce terrible sabbat à ce noir savoir, et il finit par avoir une connaissance le rendant dangereusement érudit pour l'humanité si simple à ses yeux. Mais tout ceci sera révélé dans son journal, découvert dans son bureau après sa mystérieuse disparition. Où était-il allé alors qu'il avait cadenassé son appartement... de l'intérieur ? Fuyait-il ou allait-il quelque part où personne d'humain ne pourrait le suivre ?