Mon père était fasciné par la mort de Tolstoï, cette fugue dans la neige, jusqu'à en mourir. Il avait, lui aussi, fugué, souvent, quittant ma mère, revenant, au bout de quelques jours, sans que nous sachions où il était allé. Il revenait avec une nouvelle valise et le nombre de fugues qu'il avait faites se comptait au nombre de valises qui s'empilaient, sur l'armoire.

La Russie de mon père, où il n'était jamais allé, était une Russie de rêve. Toute annonce, dans la presse, de difficultés économiques de la Russie, ne pouvait être que le résultat de la propagande anti-soviétique.

Quand je fis quelques voyages en Union Soviétique, avant sa chute, avant qu'elle ne devînt la « Russie », je n'osai, à mon retour, lui raconter la réalité de mes voyages, le clochard dans le hall de l'hôtel « Intourist », proposant une pile de vieux billets de roubles crasseux, en échange de quelques dollars. Par compassion, je préférai alimenter son rêve.

Quand mon père vit la Mort s'approcher de lui, il me dit : « dire que je ne suis jamais allé en Russie ! ». Mais, dans la chambre 421 de la polyclinique de Gentilly, il ne pouvait plus envisager de partir, comme Tolstoï, dans la neige. Il ne put, alors, que me dire : « qu'il est long, le chemin ! ».

H./Mer/14/12/10/4H40