- J'ai peur.

Alexander leva la tête. Encore quelques coups de couteau et sa sirène sera finie.

- De quoi as-tu peur ?
- De ce qui va arriver une fois à la Baie de la Mort, répondis-je en tordant nerveusement le tissu de ma robe. Ils auraient pu enlever n'importe quelle fille d'Hispaniola alors, pourquoi moi ?
- Il ne t'arrivera rien, me rassura-t-il. Je peux te le promettre.

Je remarquai qu'il avait ignoré la deuxième partie de ma phrase.

- Mais ces sirènes... Elles vont me tuer ! Et existent-elles vraiment ?

Alexander vint s'agenouiller devant ma cellule et posa sa main sur la mienne.

- Il ne t'arrivera rien, répéta-t-il avec douceur.

Je retirai lentement ma main.

- Je serai seule sur la chaloupe. Et je n'ai jamais chanté.
- Veux-tu que je t'apprenne une chanson de pirate ?

Après un pâle sourire, je hochai la tête. Lui aussi me sourit et deux charmantes fossettes se creusèrent sur son visage tanné par le soleil.

- Le pirate qui ne parle presque jamais... commençai-je.
- Samuel O'Connor ?
- Peut-être, je ne connais pas son nom. Il m'a parlé de Monkey...
- C'est un brave homme, enchaîna-t-il, prêt à tout pour ses amis, ses « compagnons de galère » comme il dit.

Il se mit en tailleur et posa sa tête au creux de ses mains.

- Il n'a pas eu une vie facile. On ignore d'où il vient mais je sais qu'il a été renvoyé de la marine britannique. Il est fou amoureux de l'océan alors ce renvoi l'a détruit. Pour continuer à chevaucher la belle bleue, il a dû choisir une autre voie moins...
- Honorable ?

Il me fixa de ses yeux verts comme le vert de la mer. Un silence assez gênant s'installa entre nous, aussi épais que la grille de ma cellule. Je fis le premier pas.

- Bon, tu me l'apprends cette chanson paillarde ?

Il se mit à entonner un air guilleret en s'appuyant sur une poutre de la cale, attaquée par le moisi et – peut-être – les mites. Soudain, fredonnant de plus en plus fort, il commença à faire des gestes très amples et très ridicules comme une imitation de violon ou une drôle de danse folklorique.

- Avec les paroles ! m'exclamai-je en riant. Les paroles !

Yo ho, yo ho, vive la piraterie !

On pique, on saccage
On monte à l'abordage !
Buvons mes amis, yo ho !

Nous sommes des fripouilles
Qui pillent et qui dépouillent
Buvons mes amis, yo ho !

Yo ho, yo ho, vive la piraterie !

On carrote, on escroque
On craque les coques
Buvons mes amis, yo ho !

Remplissons nos tables
Allez, vidons les cales
Buvons mes amis, yo ho !

Yo ho, yo...

La porte s'ouvrit violemment, Alexander et moi sursautâmes en chœur. Krater, le sombre, le terrifiant Krater, se tenait sur le seuil de l'entrée. Le contre-jour lui donnait un air plus effrayant que jamais. Il jeta un regard menaçant au jeune homme, dont le drôle de spectacle avait été stoppé net.

- C'est comme ça que tu la surveilles ? brailla-t-il. En dansant et en chantant ?
- Je... Je voulais juste... bredouilla confusément Alexander.

Krater ne le laissa pas finir sa phrase et lui saisit la gorge tout en le soulevant de terre. Je demeurai pétrifiée par la peur, blottie dans un coin de ma cellule. Me souvenant de sa poigne puissante, j'imaginai la douleur qu'Alexander devait ressentir.

- Tu vas sur le pont. Et tu n'en bouges plus, compris ? dit-il froidement en lâchant sa gorge.

Alexander, libéré de l'emprise du quartier-maître, manqua de tomber au sol. Il passa sa main sur sa gorge meurtrie et toussa plusieurs fois.

- Maintenant. Et, surtout, ajouta-t-il, une lueur mesquine dans les yeux, ne t'avise pas de redescendre ici.

Le jeune pirate sortit, piteux, la tête baissée. Je l'entendis tousser encore une ou deux fois.