- Tu peux sauter d'ici, ce n'est pas si haut.
Dès l'instant où la cloche avait retenti, Monkey et moi avions descendu l'échelle de corde, lui d'abord et moi à sa suite.
- Je vais me faire mal, rétorquai-je, agrippée aux échelons.
Comme l'échelle se terminait sur le bastingage du navire, il était obligatoire de sauter pour se retrouver sur le pont.
- Je te rattraperai, ne t'en fais pas, me dit Monkey, le nez en l'air et les bras tendus.
- Si tu échoues, je demanderai à Lyrina de te dévorer.
Les pieds mal assurés sur le bastingage, je fermai les yeux et sautai. J'avais trop peur de voir le plancher du pont se rapprocher sans savoir si les bras de Monkey me réceptionneraient. Ses bras étonnamment puissants me cueillirent à l'arrivée comme on rattrape une balle du bout des doigts. Bientôt, je reposai les pieds sur le bois mouillé, les yeux toujours clos. Je sentis Monkey poser une main sur mon épaule droite.
- Tu peux ouvrir les yeux, tu sais.
- Es-tu un ange venu pour m'accueillir aux portes du Paradis ? demandai-je, un sourire en coin.
Monkey émit un bref rire avant de retirer sa main. Je battis doucement des paupières. Le navire, bien que plus calme qu'en journée, était toujours plus agité vu d'en bas que d'en haut.
- Qui va te remplacer ? questionnai-je Monkey en désignant le nid-de-pie.
- Je n'en ai pas la moindre idée, répondit-il en haussant les épaules. Je ne connais pas les pirates du Cœur des Caraïbes.
Je m'accoudai au bastingage d'où j'avais sauté quelques minutes plus tôt. Le ciel et la mer, tous deux d'un noir d'encre, se confondaient, si bien qu'on ne distinguait plus la frontière entre les deux. L'horizon n'existait plus.
- Je vais aller dormir, lança doucement Monkey, la journée a été longue. Tu devrais faire de même, toutes ces choses que tu as apprises aujourd'hui... Ça a dû te chambouler, conclut-il.
- Je vais rester un peu ici, ce calme est apaisant.
Monkey me souhaita bonne nuit et quitta le pont à pas de loup. Le menton posé sur mes bras, je continuai paisiblement d'admirer le paysage. Du haut du mât, j'avais pu observer un si savant mélange de bleus foncés. Une alchimie parfaite était née de cette association et sublimait le ciel nocturne, ponctuée d'étoiles scintillantes, comme si elles étaient les coutures apparentes du manteau de la nuit. J'eus l'impression que le nid-de-pie nous avait rapproché du ciel, nous permettant ainsi d'y contempler tous ces petits détails auquel nous ne prêtions habituellement aucune importance.
Toute cette perfection, cette magnificence célestes paraissaient si évidentes au sommet de ce perchoir. Pourtant, une fois l'échelle de corde dévalée en sens inverse, ce chef-d’œuvre de Mère Nature disparaissait pour ne laisser derrière lui qu'un noir absolu, comme si tout n'avait été qu'un rêve éveillé. Un rêve d'étoiles et de bleus foncés. Un bâillement peu discret retentit dans mon dos et me fit sursauter. Spark s'écria :
- Bonsoir, l'oiseau de nuit !
Je quittai ma contemplation muette pour le regarder dans les yeux.
- Bonsoir.
- Tu ne dors pas ? Tu devrais, tu as l'air exténuée.
- Et vous alors ? Je vous ai entendu bailler il y a tout juste un instant, ajoutai-je d'une voix lasse.
Il vint à son tour s'appuyer sur le bastingage. Son visage cerné se fendit d'un franc sourire et ses doigts étonnamment fins se mirent à caresser le bois du bateau. Son amabilité soudaine envers moi me surprit. J'en oubliai presque que quelques heures plus tôt, il était prêt à enchaîner les prisonniers, dont Alexander. La nuit, il était un autre homme. Il était un marin, non plus un pirate. On dit que certains sont influencés par la lune. Dans le cas de Spark, c'était la nuit qui l'influençait.
- On ne doit jamais dormir que d'un œil sur un bateau pirate. Le risque d'être attaqué en pleine nuit est à prendre en compte.
Il arracha une écharde qui dépassait. Mon regard se posa sur ses mains, mouchetées de grains de beauté.
- Pourquoi devient-on pirate ?
- Ça t'intéresse ? s'étonna-t-il.
- Non, je hais les... Enfin, repris-je vivement, je voulais juste savoir ce qui motivait un homme à devenir hors-la-loi.
- L'appât du gain, des pulsions sanguinaires à assouvir, un besoin d'évasion... Il y a beaucoup de choses qui nous motivent en soit.
Ses yeux onyx se rivèrent sur cette écharde qu'il faisait rouler entre ses doigts.
- Tu dois penser que je suis un affreux bonhomme, comme on dit chez les aristos.
- Je préfère méchant homme.
- Tu m'en veux encore pour cet après-midi.
- On n'enchaîne pas un être humain, encore moins s'il est désarmé.
- Ta façon de parler me désarçonne toujours, avoua-t-il en jetant l'écharde à l'eau. Certains sur le bateau ont fait partie de la petite noblesse. Et pourtant, aucun ne sait aligner trois mots sans faire de fautes. Ils sont depuis trop longtemps pirates, je pense.
Je me mis à bailler : j'étais épuisée.
- Je t'ai installé quelques couvertures dans la cale, reprit-il. (J'eus un léger regard inquiet.) Ne t'inquiète pas, les grilles resteront grandes ouvertes et personne n'ira te surveiller.
Je quittai le bastingage et me dirigeai vers l'échelle en bois menant à la cale.
- Vous n'êtes pas si mauvais au fond de vous-même, lançai-je.
- Une fausse réputation vaut mieux qu'aucune réputation.
- Je n'en suis pas si sûre.
Il tourna légèrement la tête. Son visage était caché par l'obscurité de la nuit mais je devinai néanmoins qu'un sourire étirait ses lèvres.
