Le passage se présenta très – trop – vite à nous. Lyrina m'avait réclamée sur le pont afin de me communiquer les informations sur le cap et la direction à suivre par la pensée. Le pirate chargé du gouvernail serait ainsi plus rapidement prévenu. On me plaça juste devant le mât de beauprés et tous les hommes – pas très rassurés, il fallait l'avouer – se regroupèrent dans mon dos. Lugh me maintint fortement par le bras.
- Je ne vais pas m'enfuir, soufflai-je, les yeux rivés sur l'horizon.
- Je n'ai jamais cru les sirènes, répondit-il sans hausser la voix.
Je vois le passage, Leanne, me dit Lyrina, dont j'apercevais le corps onduler devant le navire.
Où ? Il n'y a que de l'eau.
Il y a une brèche invisible entre les rochers. Ils doivent garder le cap.
Mais...
Des écueils approchaient dangereusement devant nous.
- Écueils droit devant ! hurla Lugh. A tribord toute !
- Non ! répliquai-je. Nous devons garder le cap !
- Ces rochers vont perforer la coque et nous allons couler.
D'un geste brusque, je dégageai mon bras de l'emprise de Lugh. Le bateau avait commencé à tourner.
Leanne ! Pourquoi tournent-ils ?
- Faites confiance à Lyrina ! Je vous en prie ! Si nous changeons de cap, le bateau va aller droit sur les écueils !
- Nous y allons déjà, lâcha Lugh avec un regard froid.
Les pirates se mirent tous à paniquer et se précipitèrent sur le bastingage. Ils paniquèrent encore plus à la vue des rochers aux bords déchirés. Lugh se rua vers le gouvernail, moi à sa suite. Tentant de m'accrocher à la roue de bois, je continuai de hurler à Lugh :
- Je vous en prie !
Il me répondit simplement par un regard furibond et me repoussa d'un geste violent. Je tombai brutalement sur le dos, le souffle coupé. J'étais persuadée que Lyrina avait raison. Repousser Lugh. Il fallait repousser Lugh. Je plissai les yeux et focalisai mon attention sur le rouquin. Repousser Lugh.
- Repousser Lugh, murmurai-je doucement. Repousser Lugh...
Je sentis que quelque chose sortait de moi, ou de mon esprit. Comme un champ magnétique surpuissant. J'entendis soudainement le bruit d'un corps heurtant le bastingage de bois. Et, effectivement, lorsque je rouvris les yeux, Lugh gisait lamentablement tout contre la rambarde, laissant le gouvernail vide. Je m'y ruai alors et m'y agrippai fermement, les doigts crispés. J'espérais que le bateau avait suivi le même cap et qu'aucun écueil ne viendrait pointer le bout de son nez. Qui sait ce qu'il adviendrait de nous le cas échéant...
Leanne ! Ferme les yeux maintenant ! La lumière du passage est trop forte pour toi.
Je m'exécutai immédiatement. Des cris de douleur parvinrent à mes oreilles : l'équipage n'avait pas fermé les yeux à temps. Ils ne le firent que quelques secondes après moi, mais ces quelques secondes leur suffirent pour souffrir affreusement.
- Mademoiselle ! hurla un homme d'une voix terrifiée. Où allons-nous ?
Si seulement je le savais...
Je ne sus que lui répondre. Lyrina ne tarda pas à me donner de nouvelles indications.
Prépare-toi à virer à droite.
Je suis prête.
Surtout, laisse le gouvernail tourner tout seul. Tu ne dois pas le retenir.
Je hochai la tête, geste inutile puisque la sirène ne pouvait pas me voir. Je restais ainsi, dans l'attente de sa prochaine indication. A quoi pouvait bien ressembler cet étrange couloir de lumière ? Y avait-il des parois de pierre, de briques, voire même de sable ? Et l'eau ? Était-elle profonde ou non ? Douce, salée, sucrée peut-être ?
Il n'y a ni paroi, ni eau, me confia la sirène avec comme un rire dans la voix. Nous naviguons dans la lumière.
Intéressant...
Une autre question me taraudait : les prisonniers, mes amis, étaient toujours dans cette sombre geôle. Je me promis d'aller les voir une fois que nous aurions passé ce couloir de lumière. Aucun ne devait avoir compris l'agitation qui avait gagné le Cœur des Caraïbes.
A trois, Leanne. Un, deux...
- Trois, lançai-je en virant brutalement à droite d'un geste ample et vif.
Je lâchai ensuite la roue de bois qui, je le devinais, continuait à tourner dans un vacarme épouvantable. Perdant l'équilibre, je tombai sur le flanc et me recroquevillai sur moi-même. Je sentis le bateau tourner encore et encore. Autour de moi, l'équipage continuait à brailler, des jurons pour l'essentiel, des cris. Et la plupart de ces insultes me visait directement. Les yeux toujours clos, j'eus la soudaine sensation que tout s'immobilisait.
Ouvre les yeux.
Plus rien n'était pareil.
- Tu as risqué ma vie et celle de mes hommes ! vociféra Lugh.
Je fixai le mur droit de la cabine, le regard posé sur la fenêtre.
- Sauf que j'ai trouvé l'île... marmonnai-je.
- On aurait pu s'écraser sur ces rochers ! poursuivit-il sans prêter la moindre attention à ma remarque. Mais tu t'en fiches, n'est-ce pas ? Tu t'en fiches, puisque tu aurais regagné la baie à coup de nageoires !
Non, je ne m'en fichais pas. L'équipage du Cœur – le vrai – était toujours prisonnier et pour rien au monde je n'aurais risqué leur vie. J'ai simplement fait confiance à Lyrina, la seule capable de lire dans mes pensées. Il y avait un lien spécial entre elle et moi. J'avais toujours cru en sa sincérité et sa gentillesse à mon égard. Toutes les sirènes n'étaient pas maléfiques, j'en suis la preuve, non ?
Je baissai les yeux tandis que Lugh me hurlait dessus. Je n'aimais pas qu'on me gronde pour une faute non commise.
- Si tu avais été pirate sur ce bateau, sache que tu aurais servi de dîner aux requins !
Il se tut un instant avant de reprendre plus calmement :
- Néanmoins, nous sommes arrivés à bon port et nous poserons pied sur l'île des Navires Perdus dans peu de temps. Tu...
Il prit une profonde inspiration. Je devinais aisément que ce qu'il allait dire lui coûtait. Sa fierté et son orgueil allaient en prendre un bon coup.
- Tu as bien fait d'écouter cette sirène, lâcha-t-il d'un trait, comme s'il voulait se débarrasser vite fait bien fait de cette phrase.
- Je suis ravie que vous le reconnaissiez enfin, répondis-je en le regardant.
Lugh serra les poings dans un effort intense de retenue. J'avais une folle envie de le titiller mais, compte tenu de son caractère impulsif, je m'abstins, me contentant d'un léger sourire moqueur.
- Comment as-tu compris ? demanda-t-il en évitant mon regard.
- J'ai appris à faire confiance, tout simplement. J'ai confiance en ceux qui me veulent du bien.
- Elle nous demandait de foncer sur les écueils.
- Je me doutais qu'il y aurait un peu de magie.
Le rouquin fronça les sourcils, sceptique.
- Les navires pirates ont écumé les Caraïbes dans l'espoir de trouver cette île, sans toutefois y arriver. La magie anime ce monde de brutes, mais aussi de sirènes. Cela aurait dû vous mettre la puce à l'oreille...
Il haussa les épaules, peu convaincu. J'eus la soudaine intuition – intuition quelque narcissique, soit – d'avoir une réflexion plus profonde que lui. Amusant pour une fille de paysan, non ? Je détournai les yeux de sa figure sale pour contempler la vue.
ils ont enfin trouvé l'ile ^^
