Les cavaliers firent demi tour, ils ne remarquèrent pas le cheval ailé quand celui-ci passa au-dessus de leurs têtes.
Angel rejoignit le champ des batraciens où l’attendait son vieux cheval, il enfila ses vêtements devenus raides comme du carton, car la boue en séchant en avait resserré désagréablement les fibres, puis il attendit que les cavaliers arrivent à son niveau.
Quand les chevaliers virent le jardinier dans la même fâcheuse posture qu’à l’allé, ils se moquèrent de lui sans vergogne.
L’infortune rencontre rarement la pitié sur sa route ! Ah, les beaux seigneurs qu’ils croyaient être !
La joie des Seigneurs, si peu scrupuleux, fut bien éphémère. Lorsqu’ils versèrent, sûrs d’eux, le lait dans les yeux du roi, au lieu de ressentir le soulagement attendu, celui-ci poussa un cri de douleur ; le lait de phacochère lui brûlait horriblement les yeux. Le guérisseur affirma qu’il ne pouvait s’agir de lait de gazelle, et les chevaliers durent s’expliquer. Ils reconnurent avoir acheté le lait en cours de route, mais passèrent les détails de leur transaction. Ce manquement à leur mission n’était pas pour rehausser leur prestige, même aux yeux d’un Roi aveugle.
La princesse intervint une nouvelle fois auprès de son père, elle le pria d’accepter d’utiliser le lait que son mari avait rapporté.
- Que me racontes-tu là ? s’exclama le roi. Mes plus fidèles amis sont allés au bout du monde et n’ont pas trouvé de lait De gazelle, comment veux-tu que ton mari, qui n’a réussi qu’à s’embourber au champ des batraciens, puisse posséder mon remède ?
- Vous pouvez toujours essayer, père, insista la jeune femme. Que risquez-vous ?
- Ah fille entêtée, apporte- moi ce lait ! Je doute qu’il me soigne… nous verrons bien ce qui arrivera.
La princesse sortit de sa poche le précieux flacon, le réchauffa dans ses mains avant de faire couler quelques gouttes dans chacun des yeux souffrants de son père. À la surprise de tous, et malgré ses doutes le roi recouvrit la vue.
- Ma fille, tu es ma bénédiction, s’écria-t-il, tu m’as rendu la vue !
Je ne saurais supporter plus longtemps de te voir vivre dans une cabane. Retourne dans tes appartements avec ton mari, mais arrange-toi pour que jamais il ne paraisse devant moi quand je serai au château ! Je ne suis pas encore convaincu de son honnêteté.
Quelques temps plus tard, une guerre éclata. Le roi rassembla ses armées et confia la direction des combats à un vaillant Seigneur. Lui-même était trop âgé pour participer à ce conflit, il le regrettait, car rester dans un camp retranché n’était pas digne d’un monarque ! Il songea avec tristesse au fils adoptif qu’il avait perdu…comme cet enfant généreux aurait bien défendu les intérêts du Royaume !
Sa fille arriva, et coupa court à ses pensées nostalgiques.
- Père, permettez à mon époux de partir au combat. Donnez-lui un cheval !
Le roi accepta sans discuter, cette fois-ci, il exigea seulement qu’Angel reste à l’écart des autres chevaliers.
Alors que tous se préparaient, le jeune homme prit de l’avance sur la cavalerie. Au lieu dit du Champ des batraciens il fit semblant de s’embourber.
Lorsque le Roi vit son gendre dans une posture aussi ridicule, il passa son chemin en feignant de ne rien voir, mais il entendit les rires malveillants de ses hommes qui contemplaient la scène ; le roi en souffrit, il se sentit personnellement humilié. Comment ceux qui représentaient sa cour pouvaient-ils être si arrogants ?
La bataille qui s’engagea un peu plus tard fut terrible. De loin, le Roi comprit que ses hommes allaient perdre le combat, que la déroute était imminente, quand, surgit de nulle part un homme mi-or, mi-argent, il montait un coursier ailé et étincelait sous le soleil. Son sabre s’abattait avec une énergie surhumaine ; les ennemis, devant une telle apparition, furent pris de panique et ne tardèrent pas à battre en retraite.
Angel, qui se sortit du combat sans une égratignure, n’hésita pas à se couper le bout d’un doigt, puis il galopa en direction des troupes du roi. On remarqua que le brillant chevalier était légèrement blessé, alors le souverain offrit pour bandage le carré de soie blanche brodé à ses initiales qu’il portait autour de son cou.
Il souhaita parler au chevalier providentiel, mais celui-ci s’était déjà envolé.
Sur le chemin du retour, l’armée Royale dut repasser par le champ des batraciens. Devinez qui ils virent ? Angel, habillé tel un gueux et toujours enlisé dans le marécage maudit…
Le roi était consterné, il pensa :
- Qu’ai-je fait à Dieu pour qu’il m’afflige d’un tel gendre ! Pourquoi ne s’est-il pas sorti de cette situation embarrassante avant notre passage ?
(à suivre)