Mon voisin du dessous m’a toujours paru être une personne sans intérêt. C’était un petit type falot et secret. En trois années, je ne l’ai jamais vu rentrer chez lui en compagnie de quelqu’un, pas plus d’un homme que d’une femme. Jamais je n’ai entendu le moindre bruit monter de son logement, que ce soit le son d’une télé ou de la radio. Rien ! Pas même le murmure de la chasse d’eau.
C’est Julie qui m’a parlé de lui la première fois. Nous devions être installés dans notre nouvel appartement depuis deux ou trois mois : « Dis, tu ne le trouves pas un peu bizarre le vieux du deuxième ? » — « Qui ça ? » — « Le vieux du deuxième ! Celui qui habite en dessous de chez nous ! » — « Jamais vu ! » — « Tu ne vois jamais rien toi ! » Elle était chaque fois choquée que des choses qui éveillaient son attention puissent passer inaperçues à mes yeux ou me laisser de marbre. Pour elle, un couple était une forme de symbiose, aussi lorsque ma vision se révélait être différente de la sienne, elle prenait mon attitude pour une trahison, une preuve que notre amour n’en était pas un, que je n’étais pas digne de l’intérêt qu’elle me portait. Inévitablement, j’avais droit à la gueule pour le reste de la journée ; sauf si elle se trouvait en période d’ovulation. Pendant celles-ci l’harmonie était totale quoi que je puisse dire ou faire. Ce soir-là n’a pas échappé à la règle. Elle a pris son air renfrogné et a disparu dans la chambre. Un simple coup d’œil sur le calendrier m’a éclairé sur la raison de sa mauvaise humeur. Les Anglais avaient débarqué.
Le lendemain, c’était un dimanche, je m’étais levé de bonne heure et m’étais habillé rapidement avant de dévaler les escaliers. Je n’avais pas vraiment à me faire pardonner, nous n’avions même pas eu de dispute, mais je pensais que quelques croissants chauds mettraient Julie dans de meilleures dispositions que celles de la veille. Elle dormait encore. Dehors, il faisait beau, la rue était déserte et il régnait dans Paris un silence inhabituel. Je dois dire que je me réveillais rarement avant dix heures du matin les jours de week-end et que je sortais encore plus rarement avant l’heure de l’apéro. Dès en arrivant sur le trottoir, cette atmosphère paisible me surprit. Seuls les moineaux qui s’égosillaient au milieu du feuillage des quelques arbres qui longeaient la rue et une vieille femme en robe de chambre élimée qui baladait son chien, un vieux cocker tremblant, me rappelèrent à la réalité de ce que je voyais. Août dans la capitale a un goût délicieux. Dans la boulangerie qui venait à peine d’ouvrir, j’étais l’unique client et le premier me dit la boulangère, une jeune fille charmante qui me rappelait Julie lorsque j’avais fait sa connaissance. Comme elle, elle avait une peau couleur de lait, de grands yeux irisés d’azur, des cheveux à la blondeur vénitienne et le sourire d’un ange. Julie avait changé depuis, nous nous étions rencontrés une bonne dizaine d’années plus tôt. Elle restait toujours très jolie, c’est vrai, mais l’ange s’était envolé et avait peu à peu laissé la place à une sorte de dragon tyrannique. Le fait qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant y était peut-être pour une grande part. Pourtant nous avions tout essayé, des recettes de grands-mères aux meilleurs trucs de gourous. À la fin, nous avions fini par appeler la science à la rescousse. Quelques FIV plus tard agrémentées de déshonorantes séances d’astiquages solitaires en vue de remplir une coupelle de mon sperme vivace dont les flagellés ne demandaient qu’à s’épanouir, il fallut bien se résoudre à admettre que nous n’aurions jamais d’enfant et que tout l’or du monde n’y ferait rien. Nous allions allègrement, elle et moi, sur nos trente et un ans et les années nous avaient enfermées dans la routine des jours, des semaines, des mois, des années. Boulot, dodo, week-end apathique, restaurant classe mensuel, vacances à la neige, séjour à la mer ; toujours dans les mêmes endroits.
Ce matin-là, donc, je quittai la boutique en lançant un clin d’œil que j’espérais séducteur à la boulangère, en échange de celui-ci, je reçus un large sourire commercial qui me rappela que j’avais passé l’âge de faire du gringue aux jeunettes. Le monde m’en parut soudainement plus terne. Quelques minutes plus tard, alors que j’atteignais le deuxième étage en grimpant l’escalier de notre immeuble, la porte du voisin dont m’avait parlé Julie s’ouvrit. Un petit bonhomme tout maigrichon, aux cheveux ras, en short, sandales et chemisette apparut devant moi. Il me salua poliment d’un bonjour affable en baissant la tête et en évitant soigneusement mon regard. Je lui répondis par automatisme et regagnai mon appartement.
Julie n’ouvrit les yeux que vers neuf heures. Sur la table de la cuisine, grande comme un torchon, adaptée à la taille de la pièce donc, un bol de café fumant préalablement réchauffé au four micro-ondes l’attendait auprès d’une assiette sur laquelle j’avais pris soin de disposer les croissants. Julie se frotta les yeux en souriant à moitié et demanda si elle ne rêvait pas. Je lui dis que non et l’invitait à prendre place en tirant l’unique chaise en arrière. Elle m’enlaça et se pelotonna un instant contre moi, puis elle s’installa. Elle avala goulument deux viennoiseries avant de m’adresser un premier mot, elle avait toujours eu un réveil difficile. Par l’étroite fenêtre, un coin de ciel bleu se découpait sur un fond de murs grisâtres. « Il fait beau », dit-elle. Je lui répondis que oui et la conversation s’engagea. Nous parlâmes de tout ce que nous n’avions pu nous dire la veille en raison de sa mauvaise humeur, commentant notre semaine respective de boulot et les bizarreries que nos déplacements à pied et en métro nous avaient amenés à voir. Puis, alors qu’elle venait de reposer son bol vide sur la table, sans raison particulière, je lui dis : «J’ai rencontré le mec du dessous tout à l’heure. » — « Et alors ? » — « Bah, je te le dis, nous parlions de lui hier soir. » — « Mais, qu’est-ce que j’en ai affaire de ce type, Damien ! » coupa-t-elle en fronçant les sourcils. Les femmes sont comme des vagues et leurs humeurs pareilles au ressac de la mer vont et viennent sous le commandement de la lune. Qu’en avait-elle affaire de ce type ? Rien à ce moment. Cela n’allait pas durer.
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