Ma vie en cinq sec 6
La vie est magique. Vous êtes là comme un jeune con, à traîner dans les rues de Lyon, à faire les quatre cents coups avec les potes et puis, vlan ! Vous voilà marié avec quatre chiards sur les bras. Le temps de vous moucher, de verser une larme, de vous lamenter sur votre pauvre sort et voilà qu’un matin, vous vous découvrez vieux con. « Hé ! Machin ! Réveille-toi, il est déjà retraite moins le quart ! » Merde ! Ceux qui ne sont pas passés par là ne peuvent pas comprendre. Cette merveilleuse machine parfaitement huilée qui faisait de vous le roi du monde commence à avoir des ratés, des muscles qui se durcissent, des tendons qui s’atrophient, des articulations qui s’inventent des douleurs. Même la bière n’a plus le même goût. Vous, vous en voulez encore, mais lui, votre corps, il n’a plus envie d’en jouer, n’a plus la force, plus assez. On a tendance à voir notre corps comme un tout immuable, illusion, c'est une marée perpétuelle de cellules qui naissent et meurent en vagues incessantes. La mort est partout en nous, dès la première heure, et nous ne nous en rendons pas compte. Mais alors, d’où nous vient cette impression d’être quelque chose ? Le genre de question qui torture la cervelle à longueur de temps et qui reste à jamais sans réponse.
Et puis un jour, patatras, ça vous tombe dessus, vous êtes un vieux con ! Il n’y aura aucune rémission, vous en avez la certitude. Même les femmes ne vous disent plus rien, ça tombe bien parce que vous ne leur dites plus rien non plus. Mis à part les vieilles qui trimballent leur solitude dans les grands magasins, dans les parcs de la ville, sur les trottoirs des avenues, au bout d’une laisse tirée par deux chihuahuas, et encore, si elles ne vous préfèrent pas quelque petit gigolo. Il vous reste les souvenirs, bien que… quels souvenirs ? Lorsque toute votre vie semble n’avoir été qu’une seule et monumentale cuite, que les garces qui l’ont traversée n’ont été que des filles de bistrot, des putes de trottoir, que les quelques gosses qui sont nés de vous vous méprisent depuis toujours. Quels souvenirs ? Peut-être ceux des discussions ressassées au bout de la nuit avec les potes d'époque, entre deux virées, deux bordées, aux rares moments où la lucidité reprend le dessus juste assez pour autoriser le rêve à titiller l'esprit. Rêver à des lendemains qui chantent, à un monde idéal, à l’an deux mille. Ah ! Je ne vous dis pas ! En ce temps-là, l’an deux mille ça avait une sacrée gueule. À présent, il est derrière nous l’an deux mille, loin déjà, et je vous avoue que tous ceux de ma génération se réveillent avec une sacrée gueule de bois, même ceux qui n’ont jamais picolé. Mmm, vas-y, Mylène, miaule encore pour nous ta petite chanson !
En ce temps-là, rien ne pressait. Tout pouvait être remis au lendemain. Le temps n’avait pas de valeur et tout à coup, nous en prenons soudainement conscience, cette saloperie de temps devient notre bien le plus précieux. On est pris d’asphyxie à l’idée du futur, de frayeur à celle d’une fin imminente. Sans doute est-ce pour cette raison des gens se découvrent sur le tard un talent caché, qu’ils se mettent à dessiner, à peindre, à écrire, à éditer des livres à compte d’auteur, tout ça pour dire qu’ils auront laissé une trace derrière eux, une virgule sur le mur des chiottes. Ils parlent de leur maman et de leur papa, des gens de leur famille qui étaient tous des gens tellement exceptionnels, mais alors, s’ils étaient tous si exceptionnels, pourquoi sommes-nous dans cette merde ?
Un jour, vers le milieu des années quatre-vingt, je ne sais plus avec précision en quelle année c’était, j’avais croisé un jeune type sur un trottoir. Je ne sais plus ce que je foutais là. Je le connaissais, je l’avais déjà vu de nombreuses fois dans mon quartier, nous croisions dans les mêmes bars, mais je ne lui avais jamais adressé la parole, nous étions de mondes différents. Il marchait en se traînant et peinant à garder son équilibre, les bras ballants, avec un air hagard et le regard absent. On aurait cru voir un zombie que le moindre coup de vent allait jeter à terre. Sur le coup, j’ai pensé qu’il tenait une sacrée biture, jusqu’à ce que je sois plus près de lui. Au milieu de son bras pendait une seringue dont l’aiguille était encore fichée dans la peau sous un garrot élastique encore en place. On l’aurait pensé au bout du rouleau, mais en vérité, tout son corps se débattait pour survivre. Il était à deux doigts de l’overdose. Je n’ai rien fait pour lui porter secours, personne n’a rien fait, même les papas et mamans tellement exceptionnels. Moi, j’avais suffisamment de problèmes sans avoir à me coltiner ceux des autres, sans doute en allait-il de même pour les papas et mamans tellement exceptionnels, même si, pour moi, comme pour eux, la plupart de ces problèmes n’étaient très certainement qu’imaginaires.
Inexorablement, les années passent. Vingt ont glissé sur moi, m’arrachant à chaque anniversaire un peu plus de chair, traçant chaque hiver quelques sillons nouveaux sur ma peau, quelques veinules pivoines sur mon tarin, et puis, un matin de deux mille cinq, je me suis réveillé auprès d’un cadavre. Maria était morte dans la nuit, comme ça, tout simplement. Elle avait commencé un rêve qui l’avait emportée au-delà des limites de la vie. Il devait être beau, tant qu’elle n’avait pas éprouvé le besoin d’en revenir.
Lorsque j’ai ouvert les yeux, c’est tout d’abord le silence que j’ai trouvé étrange. Je n’ai pas bougé, la chambre était dans le noir, c’était en janvier, il était tôt. Dehors, il faisait froid. D’après les sons étouffés qui m’en parvenaient au travers des fenêtres fermées, je savais qu’il avait neigé sur la ville. J’ai cru un instant que Maria était déjà levée comme cela arrivait souvent, je n’entendais pas le bruit habituel de sa forte respiration. Combien de temps suis-je demeuré ainsi, entre deux rives, étendu sur le dos, les yeux levés vers le plafond, à chercher dans ma mémoire des bribes d’images fugaces des rêves de la nuit sans réussir à en retrouver ? Cinq minutes ? Je ne sais pas. Et soudain, j’ai réalisé que Maria était à côté de moi. J’ai été pris de peur, de cette peur qui donne envie de fuir. J’ai failli sauter hors du lit, sans raison pourtant, puisque j’ignorais encore que ce n’était plus qu’un corps vide qui reposait de l’autre côté du matelas. Je me suis demandé ce qu’il m’arrivait. J’ai tenté de me raisonner, suis parvenu à me calmer un peu. Puis j’ai appelé Maria, elle n’a pas répondu. La peur était toujours en moi serrant mon cœur dans ma poitrine. J’ai appelé à nouveau, Maria resta silencieuse. Alors, j’ai glissé ma main sous la couverture, je l’ai posée sur son épaule et je l’ai secouée lentement. C’est là, en la touchant que je me suis rendu compte de la fraîcheur anormale de sa peau. Maria avait toujours été bouillonnante comme un vieux radiateur en fonte. J’ai allumé ma lampe de chevet. Elle était couchée sur le côté, son visage au teint cireux était tourné vers moi avec la bouche ouverte et les paupières closes. J’ai reculé si brusquement pour m’éloigner d’elle que je suis tombé du lit. Je me suis relevé d’un bond. Elle n’avait pas bougé. Pourquoi la terreur avait-elle pris possession de moi ? Je m’attendais presque à voir Maria se dresser soudainement au milieu du lit, devant moi et chercher à m’agripper pour m’emporter avec elle dans la mort. C’est cela que je redoutais. La mort m’a toujours effrayée. Non ! pas la mort, les morts. J’ai peut-être trop vu de films de zombie. « Maria ! » J’ai crié encore et comme aucune réaction ne venait, j’ai tiré la couverture et le drap pour la voir en entier. Là, sur son drap blanc, on aurait dit une baleine échouée au milieu de l’écume de la mer.
J’ai foncé à la cuisine et je me suis enfilé deux whiskys secs avant d’appeler les secours. Puis, j’ai attendu leur arrivée en surveillant par l’entrebâillement de la porte de la cuisine le long couloir qui mène aux chambres. Tout au bout de celui-ci, une lumière pâle et ambrée découpait la nuit.
DRK