8. où l’on apprend qu’Isabelle aime la rillette
Ce soir-là, il n’était pas question de me replier sur moi-même et de m’apitoyer sur ma triste et délaissée personne. Ouaip c’est redondant, triste et délaissée, délaissée parce que triste et triste parce que délaissée, mais dès fois j’aime ça, moi, redonder. Mais pas ce soir donc ; si triste je suis, pour moi le garderai, parce que j’ai du monde à dîner ; du monde…ma mère, mon frère, sa copine ; au départ l’idée était de venir prendre de mes nouvelles, puis, de fil en aiguille, je me suis entendue leur proposer de venir dîner samedi soir. –mais, et ton bras ? Tu es sûre que ça ira ? Ça ira ça ira, assurai-je, sur l’air de j’ ne sais plus quoi, vous savez, où on pend des aristocrates aux lanternes.
Je ne sais pas si tout le monde est comme ça, à proposer des trucs sans en avoir envie, et avec le plus grand sourire…bon, au téléphone ça ne sert à rien de sourire, mais tant pis, je souris, bêtement, je souris. Comme je souriais vendredi soir quand Fred avait appelé et m’avait suggéré de mettre notre relation entre parenthèses, c’était mieux, pour nous deux ; alors j’ai souri, et j’ai dit oui ; que c’était mieux. Ce sourire inapproprié si ça se trouve c’est grave c’est une maladie orpheline, le sourire des désespérés j’appelle ça, et quand je ris aux éclats, je vous dis pas ! Faut que la recherche se penche là-dessus ; je vois déjà les chaînes de télé s’emparer du problème et organiser un sourithon …Bon revenons à nos moutons.
Donc, sans que ça me fasse plaisir, mais avec le sourire et avec un bras en écharpe (le gauche, dommage) qui me faisait toujours un mal de chien, j’avais : ma maison à ranger, et le dîner à préparer. Si je m’appelais Martine, ça ferait : Martine en cuisine, Martine range le salon, Martine cherche une recette sur internet, Martine s’affale sur le canapé, Martine est déprimée, Martine est foutrement en retard, Martine court à la catastrophe, et, toujours, Martine a le sourire. Mais voilà, je m’appelle Isa, et avec Isa, ça le fait pas.
Pour la bouffe je décidai de m’en tenir à ma spécialité : la raclette. Y m’en restait au congel et dans mon frigo j’ai toujours jambons et saucisson en stock, vieille habitude héritée de l’époque où Fred passait le week-end chez moi, et où il ne pouvait l’envisager sans charcuterie ; sans sexe, oui, mais pas sans charcuterie. Ça aurait déjà dû me faire réagir, quand votre bonhomme étreint avec plus d’émotion un jésus que votre c… et quand la seule saucisse qu’il brandit à votre vue est de Strasbourg, de couenne ou de Morteau…Mais j’étais amoureuse et je trouvais attendrissante cette dévotion charcutière, j’allais jusqu’à voir dans le partage de la rillette au lit un gage de fidélité.
J’étais bien bête. Mais j’en ai gardé un goût certain pour la cochonnaille. Il m’arrive même encore parfois d’avoir des envies de caillettes confinant à l’érotisme.
Toujours est-il que je n’avais donc pas besoin d’aller dévaliser le supermarché, j’avais à la maison de quoi préparer ma raclette ; et je décidai de me risquer à inaugurer en entrée une recette de blinis que m’avait fournie ma copine Delphine, qui, en plus d’être une craque en informatique, l’est aussi en cuisine (mais, car sur cette terre, dans cette vallée de misère, il arrive parfois qu’il y ait une justice, elle louche et elle pue de la bouche ).