18. Autour d’un café
4 octobre 2011
Je ne sais que me plaindre et dormir et te regarder partir. Ce matin j’ai pensé que c’était le dernier matin, à la façon dont tu ne me regardais pas, dont tu buvais, pensif, ton café, ce pli nouveau à ton front, et la conscience soudain absolue que tu ignorais à quoi pouvaient ressembler mes pensées. Cela m’a frappée, vois-tu, tellement nous nous enorgueillissions autrefois de l’osmose qui nous unissait ; je commençais une phrase, tu la finissais, nous étions un et qui nous observait de l’extérieur se sentait irrémédiablement frustré et exclu.
C’est moi qui suis exclue maintenant, exclue de tes pensées, exclue de ton lit même, exclue de ta vie. Tu as fini par le boire, ce café, sans un mot ni un regard. Tu es passé dans la chambre de l’enfant, tu es resté un long moment puis en nous quittant quelques mots échangés juste pour régler le déroulement de cette journée. Tu rentrerais à midi, oui. Cela ne me semblait même plus si souhaitable, que tu rentres et que parfois nous ayons un peu de temps, tellement ce temps était gaspillé en paroles vaines, et peu enclin aux vrais gestes, à la vraie tendresse. Une minute pourrait suffire pour que ma peau touche la tienne, pour que dans ce long frisson des chairs je me sente encore t’appartenir comme je t’ai toujours appartenu, si longtemps tienne comme l’air dans tes bronches, l’eau dans ta trachée, le sang sous ta peau, palpitante dans la veine qui mène au cœur, mais ce cœur-là ne battait plus pour moi même si parfois la sève s’éveillait et venait se déverser dans l’aride attente de mon désert.
Je ne sais que me plaindre à ce confident virtuel livrant au clavier les soubresauts de ma conscience déchirée.
Le café m’était amer ce matin. Je m’étais décidée, puis avais reculé, puis à nouveau…j’étais sur le palier quand le téléphone avait sonné. Je suis incapable, entre autres choses, de laisser sonner dans le vide. C’est je crois un réflexe , aussi primaire que celui qui vous fait déglutir devant un steak ou fuir devant un rongeur pourtant certainement plus inoffensif que le morceau de barbaque bourré d’antibiotiques et de métaux lourds que vous vous apprêtiez à dévorer …J’étais donc retournée décrocher, et la voix autoritaire-mais-pleine-de-charme de mon patron avait définitivement remisé au placard mes projets de la journée : certes c’était ma journée de RTT mais pourrais-je passer au bureau dans la matinée ? Bien sûr je pouvais décliner mais ce serait tellement mieux si je pouvais jeter un œil sur le dossier V***…bref, l’œil j’allais le jeter, tant pis si pour cela je devais encore une fois reporter ma rencontre avec la femme à la clé. Peut-être de rencontre n’y aurait-il jamais après tout qui était-elle pour moi, je n’avais pas de raison de m’attacher.
Elle-même ignorant mon existence, je ne devais ni me sentir redevable (de quoi !!) et encore moins coupable.
Mais voilà. Moi je savais qu’elle existait. Et l’enfant. Et, lui ? Cet homme sans nom que je voyais à travers son regard d’amoureuse puis de femme délaissée. Je ne parvenais pas à l’imaginer sous les traits de l’homme à l’air bonnasse que j’avais entrevu depuis le parking ; pour moi ils étaient tous deux mystérieux, beaux comme dans un roman d’Aragon, et désespérés, bien sûr. Non, finalement c’était plutôt Arlequin ; et de ses bras puissants il la souleva, et la plaqua au sol –quoique non, je doute qu’on puisse être dans le même mouvement soulevée et plaquée au sol…
Vu que j’étais retournée pour décrocher ce satané téléphone, je me laissai lourdement tomber sur la chaise de ma kitchenette et me versai une tasse de café ; la troisième de la journée. Et fouillai dans mon cabas à la recherche de ce fichu dossier. Bon, je l’avais trouvé du premier coup, il y a des signes à ne pas négliger.