Je jetai un coup d'œil au jeune pirate. Il avait la tête baissé, soumis aux ordres de ce molosse. Il ouvrit la grille et Krater me saisit le bras d'une poigne de fer. Nous sortîmes de la cale pour nous retrouver vers l'avant du navire. Je ne saurais dire ce qui me déplut sur ce navire mais, à la seconde même où je le vis en plein air, je me mis à le détester. La sensation de peur peut-être, ou le malaise que je ressentais. Sur le pont, une vingtaine d'hommes s'affairaient à leurs tâches quotidiennes. Certains nettoyaient le pont, d'autres vérifiaient cordages et voiles pour éviter les mauvaises surprises en cours de route. Mais tous avaient un point commun : leur regard était vide d'émotion, aucune expression ne se lisait sur leurs traits figés. Krater, toujours avec cette forte poigne, m'emmena vers l'arrière du bateau et me libéra enfin devant une porte en bois sombre décorée d'un crâne et de deux os.

- Ce sont des vrais, lâcha Krater comme s'il avait lu dans mes pensées.

J'opinai doucement du chef, peu rassurée.

- Je n'irai pas plus loin, ajouta-t-il.

Sans le regarder, je posai mes doigts tremblants sur la poignée d'or massif, finement travaillée. Un bout de cette poignée nous mettrait à l'abri du besoin, ma mère et moi. Je refoulai cette pensée et entrai.
La pièce dans laquelle je pénétrai prudemment était faiblement éclairée par quelques bougies presque entièrement fondues. Krater referma la porte. La cabine, qui devait être celle du capitaine, fut plongée dans le noir le plus complet, et ces bougies n'éclairaient plus qu'un champ très réduit autour d'elle. Mes yeux s'habituant à cette obscurité, je réussis à distinguer des tableaux représentant batailles navales et autres scènes de chasse sanglante. Je discernai également un bureau croulant sous les cartes et les instruments de marine en face de moi. Et une silhouette derrière ce bureau.

- Tu as fait vite, dit cette silhouette.
- Ce n'est pas comme si j'avais eu le choix.
- Avance.

Je fis quelques pas en avant.

- Voyons, je ne vais pas te faire de mal. Avance ! ordonna l'ombre.

J'avançai jusqu'à me retrouver à deux mètres à peine du bureau.

- Te plais-tu à bord de mon très cher Lost Soul ? me demanda-t-il avec un petit sourire en coin.

Le haut de son visage était caché par un tricorne noir orné d'une élégante plume blanche. J'avais du mal à voir son regard à cause de l'obscurité et de l'ombre de son couvre-chef sur ses yeux. Mais il y avait une chose dont j'étais sûre : son regard ne devait rien avoir de bienveillant.

- Vous vous moquez de ma réponse, rétorquai-je.
- Il est vrai que ton confort sur mon navire m'est bien égal. Du moment que tu restes en vie.

Je ne sus pas quoi répondre. Pourquoi diable ma vie aurait-elle de l'importance ? Allaient-il me vendre comme esclave dans un port mal famé des Caraïbes ? Ou alors s'apprêtaient-ils à me sacrifier lors d'une cérémonie sombre et lugubre pour une divinité plus ou moins maléfique ? Je n'osai pas y penser.
Le capitaine fit tomber quelques cartes au sol et, prenant son compas, il en étudia une sans s'asseoir. J'ignorais si ma présence était toujours désirée.

- Avez-vous encore besoin de moi ? demandai-je doucement en effectuant déjà quelques pas en arrière.

Alors que ma main se posait déjà sur la poignée dorée, sa voix puissante résonna dans la pièce.

- Reste ici.

Je me retournai.

- Sais-tu où nous allons ? A la Baie de la Mort, réputée pour ses sirènes mais également...
- Les sirènes n'existent pas, l'interrompis-je brutalement.

Le sinistre homme se mit à ricaner.

- Vraiment ? Nous serons à cette baie dans deux jours. Et tu chanteras, seule et debout sur une chaloupe pour attirer les sirènes. Tu sais chanter, n'est-ce pas ?

Je hochai la tête de manière hésitante, ne désirant pas le contrarier. Lui-même hocha la tête et se pencha de nouveau sur sa carte.

- Tu peux partir, Leanne. Je voulais juste voir à quoi ressemblait la légende, dit-il d'un air mystérieux.

Le lendemain, assise dans ma cellule, je repensai à mon entrevue avec le capitaine. Il connaissait mon nom et je ne voyais pas comment il avait pu l'apprendre. A l'exception du boulanger du quartier bourgeois et, bien sûr, de ma mère, personne sur l'île ne savait mon nom. Pas même les habitants de mon quartier. Peut-être s'était-il renseigné sur moi avant de donner l'assaut. Néanmoins, je ne comprenais toujours pas dans quel intérêt les pirates m'avaient enlevée. Le jeune pirate – dont je ne savais justement pas le nom – prétendait que je possédais plus qu'une fortune. Qu'y avait-il de mieux qu'une fortune pour ces flibustiers ?