3. Où l’on tombe de vélo et autres méli-mélo
J’étais déjà en retard. Ce matin ne commençait pas bien. J’avais mal dormi, je ne sais même pas pourquoi, je n’ai même pas cette petite satisfaction là, celle de me remémorer au réveil rêve bizarre, absurde ou cauchemar…rien, au contraire ; l’impression d’être un caillou le premier matin. Tiens, vous connaissez l’histoire du pauv’caillou ? Le dernier jour, la dernière heure, la dernier…quart d’heure de la création, après avoir fait la mer, les galets, le sable, les rochers, les montagnes , la mousse, les bernard l’hermite, et j’en passe, Dieu avisa le caillou qu’attendait sagement son tour, et qui n’était donc pas encore caillou, rien qu’un agglomérat de calcaire, de schiste ou de basalte, les experts tardent encore à s’accorder sur la matière originelle de l’énergumène. Donc, Dieu avisa, et Dieu parla : « TU SERAS LE CAILLOU, lui dit-il, ET SI CELA NE TE PLAIT PAS TANT PIS » …pauvre petit caillou, lui aurait être préféré être sable, ou glace, ou bien rocher…et c’est depuis c’ temps là que le caillou fait son boulot d’caillou, se vengeant du peu d’attention qu’ON lui accorda et se glissant partout où il ne faut pas…
Donc, ce matin-là, je me sentais caillou. Hou aussi, un peu sur les bords, hibou peut-être (tignasse hirsute, œil vague derrière les lunettes), pou genou chou bijou pas du tout.
J’ai fini de mettre mes chaussettes en buvant mon café (qu’en était un d’ailleurs, de jus d’chaussette…) j’ai cherché mes clefs en me lavant les dents, attrapé mon sac en débranchant la recharge de mon téléphone, et hop là, tout ça dans l’ascenseur, et pis tout ça sous la pluie , dix minutes de marche rapide, ouf, et pis tout ça dégoulinant devant mon patron qui sourcillait grave : –ah, vous voilà, Isabelle, ses « z » et ses « l » sonnaient comme des « brr » des « crrr » des « grrrr », mon prénom en devenait carrément grave, slave, on aurait dit Guerta ou bien Birguit… -alors, cette formation ? Nous vous attendons en salle de conférence à 10 heures, ça vous zira?
- Beuhh… crénon de nom, j’ai rin d’prêt, j’pensais avoir encore quelques jours pour foutraquer tout ça… heu… peaufiner ça…manquez pas d’air à me sauter su’ l’paletot si tôt !!! me dis-je im peto alors que, la voili la voilà, la professionnelle en moi émergeait déjà des scories de la nuit …et prit aussi tôt le dessus et la parole dans la foulée, les yeux dans les yeux, poitrine en avant, menton levé, lançant, tonitruante : meeuhhh oui ! bien sûr, 10 heures, justement ce que j’allais proposer, ce sera paaaarfait !
- Parfait parfait ! (oui, c’est son truc ça, mon patron répète toujours les derniers mots de son interlocuteur, c’est chou…) Isabelle, à dans une heure donc.
OUff ! Isa était redevenue belle, exit Gerda et Birguitt…
Et là, je me préparai à passer le pire moment de solitude de ma jeune vie…qui, quoique courte, en avait déjà connu pas mal ; comme la fois où je suis sortie des toilettes sans me rendre compte que ma jupe était restée coincée dans ma culotte ; ou quand j’ai emplafonné la femme du patron à la cantine, lui brisant net avec mon plateau les deux dents de devant, ratiches qu’elle avait par ailleurs particulièrement proéminentes. Tout le monde s’accorda ensuite à reconnaitre que j’avais rendu service, enfin tout le monde sauf la femme de mon patron –rarement contente celle-la, d’ailleurs, m’enfin chui pas objective - et mon assureur.
Bon, une heure, c’est ça de gagné, vais en profiter pour limiter la casse.
Je ne me sentais déjà pas très en forme. La faute au guignol qui m’avait renversée, la veille, lorsqu’après mon pique - nique solitaire, je quittai le douillet cocon de ma voiture pour arriver à 14 heures… et bien, même si je suis partie en avance, je suis évidemment arrivée trop tard, la place que je guignais, tranquille, au fond de la salle de conférence , était déjà prise…et par qui, je vous l’demande…non ? siiiiiii, par le gars qu’a un goût faramineusement catastrophique en matière de chemise. Bon, je n’étais arrivée avec 5 minutes de retard, ce n’est pas grand-chose, ça a suffi…Qu’est-ce que cinq minutes dans une vie !! Et bien c’est le temps qu’il m’a fallu pour ramasser mes affaires après qu’un garçon à vélo m’ait séchée sur le trottoir…
–cette fois moi je n’y étais pour rien, il m’a accrochée je ne sais comment, et je me suis retrouvée quasi par terre, la manche enfilée dans le guidon, et mon sac se déversant sans vergogne sur les converses du gosse. Bon, y m’a aidée à ramasser mes bâtons de rouge et mes tampax, l’a pas filé avec mon portable ni avec mon chéquier, c’est déjà ça. Mais j’ai quelque chose à l’épaule, c’est sur ; me serais-je luxée l’épaule ? Luxée l’épaule…ça a de la classe, ça non ? C’est pas la banale entorse de madame tout l’monde, ça non ? Finalement peut-être pourrais-je demander un avis médical, après tout c’est un accident du travail, je pourrais me faire porter pâle… Isabelle ne viendra pas, elle s’est luxée l’épaule…
- T’arrives, Isa ? Tiens t’es toute pâle…ça va, tu stresses ?
- Non, non, juste j’ai changé de fond de teint, c’est rien, ça va bien…
4. Où la catastrophe annoncée eut effectivement lieu.
Ça n’aurait pas pu être pire. J’aurais pu m’évanouir, au moins, la jouer femme fragile, et tomber comme une fleur dans les bras de…non, au lieu de ce scénario-là, tentant, ma fois, je me suis étalée comme une bouse. Pas au sens littéral, notez bien, nooooon, pire.
J’installe donc mon matos, branche la clef USB, je tente d’ouvrir les dossiers, et …rien !! vide ! Rien de rien de rien, nada, nothing ! –Ce sont les seules langues que j’ai étudiées (tenté, en tout cas… dans mes jeunes année ; mais vous avez compris, hein, pas la peine que je vous cause en serbo-croate !!) Bon sang de bon sang, j’avais quand même un peu prévu le coup la veille et je sais qu’il y avait mes notes, dûment ordonnées, sur cette fichue clef. J’y ai même passé ma soirée ! Car remplir du vide avec du rien, vous avouerez que ça demande tout de même un peu d’ingéniosité ; et ma formation se résumait à cela, du rien avec du vide, du vide avec du rien. Pouvais pas monter ça à mon patron, spa, alors j’avoue avoir enjolivé un peu…été cherché de la doc un peu plus pertinente sur le net, bref, j’ai finalement fait le boulot qu’aurait dû faire le Formateur (il en avait la forme, ça, lui, c’est sûr, costard, cravate, air « pas la peine de me pincer je sais pas rire », et tout et tout ; du genre aussi, certes, à penser à enregistrer ses dossiers sur une clé…), et j’avais de quoi tenir une bonne heure, et de quoi laisser penser que l’argent du contribuable avait donc été bien employé !
Mais voilà. Clef : muette ; Isabelle : bien bête. Assistance…muette… un court instant puis tout le monde se mit à parler en même temps, chacun sachant qui, quoi, comment, pourquoi, et j’en passe. Bien sûr, rien n’y fit, ni wi fi, ni Fifi (qu’est pourtant une craque en informatique, ma copine Delphine.)
J’ai remballé le matos, bredouillé vaguement deux ou trois phrases creuses pas fameuses – je m’étais couchée à trois heures, quand même et faut dire que j’avais pas pris le temps d’apprendre tout mon laïus par cœur, bref, si le ridicule ne tue pas j’ai encore quelques jours devant moi, dans le cas contraire, pensez à prévenir ma mère : allez y doucement elle est fragile, dites-lui que je suis décédée dans l’exercice de mes fonctions, ça fait un peu Gi, noble et tout, peut-être qu’un ministre viendra à mes funérailles …
