Prince téméraire – chapitre 6 -
Quelques semaines s’écoulèrent, et le bruit se propagea dans le royaume que le roi souffrait d’un mal étrange qui affectait ses yeux ; il craignait de perdre une fois de plus la vue. Il consulta les plus célèbres médecins, mais aucun d’eux ne put diagnostiquer le mal, ils lui prescrivirent de multiples remèdes ; rien ne soulagea le malade. Arriva un curieux personnage ; un guérisseur de bonne réputation que les médecins de la cour prenaient pour un charlatan. Il recommanda au roi de boire du lait de gazelle.
Il n’y avait pas de parc animalier dans le royaume, d’ailleurs, pour que le breuvage soit efficace, l’animal devait vivre et s’alimenter dans son milieu naturel ; il fallait donc aller chercher le remède dans les steppes d’Afrique.
- Que les plus vaillants chevaliers aillent me chercher ce lait, dit l’infortuné roi qui ne savait plus vers quel saint se tourner.
En entendant les rumeurs qui annonçaient le départ imminent d’une délégation de chevaliers, la princesse alla trouver son père.
- Permettez, Père que mon époux aille vous chercher ce lait !
- Comment ton misérable mari pourrait-il prétendre venir à bout d’une telle mission. Les jeunes gens bien nés que j’envoie m’ont prouvé leur fidélité à maintes reprises, ils me rapporteront le remède. Ton époux n’est qu’un imposteur ! Jamais je ne le chargerai d’une telle mission de confiance.
- Père, je vous en prie, permettez à mon époux de prendre un cheval. Il est plein de ressources et d’imagination, je crois en lui plus qu’en tout autre, et je veux vous voir guérir…donnez-vous cette chance supplémentaire, Père !
- Soit, consentit le roi, tu ne souhaites que mon bien, j’en suis certain, mais durant l’absence de ton ami ne reste pas au château. Ta place n’est plus ici. Retourne dans ta maison !
On octroya à Angel le plus mauvais cheval, de sorte qu’il dut partir bien avant les autres cavaliers. Il laissa sa monture trotter à son petit rythme fatigué jusqu’au champ des batraciens, qui n’était autre qu’un grand marécage. Là, il se laissa choir dans la boue avec son animal, et attendit la venue des autres chevaliers.
Quand ceux-ci arrivèrent, ils le découvrirent enlisé jusqu‘aux genoux, soufflant et tirant, essayant en vain de dégager sa Rossinante de la boue. Ils eurent envie de rire, mais ils étaient nobles ; ils restèrent donc polis.
- Comment ? Toi aussi tu veux tenter ta chance et aider le Roi. Bon courage l’ami !
En fait, malgré leur courtoisie apparente, ils ricanaient en leur fort intérieur. Si leurs pensées avaient pu s’exprimer, ils auraient dit avec un malin plaisir :
- Pauvre bougre, te voilà dans un beau pétrin. La belle aubaine pour nous ; un rival de moins.
Et tant que tu y es, tu n’as qu’à rester dans ta boue. La princesse est bien trop belle pour toi !
Dès que les cavaliers se furent éloignés, le jeune homme sortit du marais. Il tira de sa poche un poil de son cheval ailé, le brûla et son blanc coursier apparut aussitôt.
Angel se déshabilla en toute hâte, fit un baluchon de ses guenilles qu’il fixa sur le dos de son haridelle embourbée, puis il sauta sur le dos de son fantastique destrier.
Quelques coups d’ailes énergiques et il se retrouva au Pays rouge et bleu des gazelles.
Il repéra deux jeunes faons dissimulés dans les hautes herbes. C’est là qu’il demanda à son cheval de le déposer. Il s’installa dans ce refuge et attendit que la mère gazelle vienne nourrir ses petits. Quand elle arriva, de surprise elle fit un bond spectaculaire en découvrant un humain près de ses enfants. Elle s’apprêtait à prendre la fuite mais elle se ravisa.
Elle s’approcha avec précaution du nid d’herbes. Son doux regard croisa celui d’Angel, elle n’y lut aucun danger. Elle plia ses pattes graciles et s’installa pour la tétée.
Le jeune homme avait emporté deux flacons de cristal ; il emplit le premier de lait de gazelle, pour le second, il chercha le terrier d’une famille de phacochères et emprunta un peu de nourriture aux marcassins.
Sur le chemin du retour il croisa les chevaliers qui ne reconnurent pas en ce jeune homme superbe mi lune argentée, mi soleil d’or, le jardinier du Parc Royal.
- Où allez-vous messieurs ? leur cria-t-il en les apercevant.
- Nous allons chercher du lait de gazelle, c’est la potion qui guérira les yeux de notre roi, répondirent-ils.
- Inutile d’aller plus loin, je peux vous procurer ce breuvage. J’en ai toujours sur moi.
- Quelle chance ! Dites- nous votre prix, nous vous l’achetons.
- Un prix ? Croyez vous que j’aie besoin d’argent ? Comme vous pouvez le constater l’or et l’argent ne me font pas défaut. Je vous donne le flacon de lait de gazelle gratuitement. Permettez-moi seulement de vous marquer la cuisse de mon sceau d’or.
Les chevaliers étaient bien fatigués et l’idée d’écourter l’expédition les tenta. Un tampon sur une cuisse n’était pas invalidant, d’ailleurs ils n’ôtaient jamais leurs pantalons, sauf pour dormir.
- Soit, acquiesça le plus âgé des cavaliers, qui vérifia que personne dans les parages ne les observait, par crainte du ridicule.
Ainsi fut fait. Angel marqua la cuisse gauche de chaque chevalier, puis il leur remit le flacon de lait de phacochère, gardant pour lui le lait de gazelle.
à suivre